Après avoir surmonté la dure épreuve de Much Loved, Nabil Ayouch revient sur le devant de la scène marocaine, plus serein que jamais, pour défendre son nouveau film Razzia. Une œuvre poignante et universelle sur les libertés individuelles, de plus en plus menacées dans une société en proie aux crispations identitaires.
Après Much Loved, est ce que c’était facile pour vous de redémarrer un nouveau projet ?
Much Loved est une épreuve qu’il a fallu encaisser avant d’arriver à la dépasser. J’ai eu une envie irrépressible de m’exprimer. J’aurais pu le faire avec rage et colère mais j’ai préféré m’exprimer avec plus de recul et de sérénité. J’étais apaisé parce que je n’ai pas voulu amalgamer le film avec le Maroc en général. Dans la fabrication de Razzia, j’ai rencontré différents obstacles, mais bon, c’est la vie. Je crois énormément en mes idées et je fais mon travail avec beaucoup de sincérité !
Pourquoi un film sur les libertés individuelles ?
C’est quelque chose qui me heurte et qui me blesse au quotidien, et de plus en plus, depuis 3, 4 ans. La manière dont on a sauvagement agressé ces homosexuels, dont on a poursuivi ces jeunes filles juste parce qu’elles portaient des jupes, le concert de Jennifer Lopez, Much Loved…Toute cette série d’événements ont sonné pour moi, comme un glas, comme la fin d’une époque, une époque qui s’est construite sur des valeurs qui nous caractérise, nous Marocains, depuis des siècles, qui sont la tolérance, le partage, le vivre ensemble. Moi, je crois à cette diversité culturelle marocaine et le fait qu’on n’accepte plus l’autre parce qu’il est différent me rend malade. Car, ces minorités, qu’elles soient sexuelles ou religieuses ou qu’elles s’expriment juste dans leur volonté de différence, me touchent depuis que je suis tout jeune. Peut être que c’est lié à mon parcours, mon background, parce que je suis issu de plusieurs identités. Et le fait de voir ces minorités attaquées et blessées, sans que personne ne joue son rôle pour les défendre, m’a choqué profondément !
Vous pensez que l’Etat ne fait rien pour stopper ce genre de dérives ?
Je pense qu’il ne fait pas assez. Heureusement qu’on a une police qui travaille mais il n’y a pas assez de remparts contre la dictature de la masse, des pensées. Si on additionne les minorités, elles deviennent une majorité silencieuse mais cette dernière reste fragile parce que les institutions ne jouent pas suffisamment leur rôle de remparts face à des dérives très violentes.
Vous ne pensez pas que ce sont les réseaux sociaux qui amplifient de nos jours certains événements ?
Les réseaux sociaux amplifient ces phénomènes mais ce ne sont pas eux qui ont condamné ces jeunes filles ! Ce qui me choque c’est que la justice les condamne et pas les agresseurs. L’Etat doit être intraitable et ne doit pas se laisser dicter sa conduite comme à l’époque de Much Loved par les réseaux sociaux.
Lorsqu’on voit Razzia, on a l’impression que tout est noir et qu’il n’y a rien de positif dans ce pays !
Je ne dis pas que c’est le chaos, d’ailleurs, le film se termine par une note d’espoir. Donc, j’y crois et contrairement à beaucoup de gens qui décident de fuir ce pays, je reste et je me bats. Rester et y croire, c’est aussi se donner la latitude de critiquer et moi, je porte un regard bienveillant sur le Maroc parce que j’aime l’âme marocaine et sa profondeur. D’ailleurs, je n’ai jamais cessé, via mes films, d’explorer l’âme profonde marocaine. Sur le terrain des libertés individuelles, je trouve qu’on a régressé et si on n’est pas vigilant, on va continuer à régresser parce que le socle de l’éducation n’est pas là ! Car, c’est à l’école qu’on apprend les valeurs universalistes mais comme on est passé à côté de ces valeurs, c’est très facile de suivre celui qui crie le plus fort. Ces dernières années, la place de la femme a aussi régressé ; dans la constitution du nouveau gouvernement, il n’y a que 2 ou 3 femmes qui occupent des postes subalternes, alors qu’avant, il y a avait des femmes ministres avec des portes feuilles importants !
Le calvaire que vivent ces minorités dans le film, c’est aussi une vérité qui existe dans plusieurs autres pays ?
Le film dépasse de très loin le cadre du Maroc. Il faut arrêter de le voir sous une loupe marocaine. Quand je vais à l’étranger, la plupart des gens me disent que le film parle d’eux, c’est un film sur l’Etat du monde. En France, une femme m’a dit qu’elle ne pouvait pas mettre une jupe dans certains quartiers, et c’est pareil aux USA ; lorsque j’étais à New York, je leur ai dit qu’ils avaient un vrai recul des libertés individuelles ! Razzia n’est pas un film sur le Maroc, c’est un film qui parle des Marocains au Maroc mais c’est un film qui dépasse de très loin les frontières du Maroc !
La scène de la femme en robe moulante qui se fait insultée -par un barbu dans la rue-, a toujours existé au Maroc. Sauf que là, vous lui donnez une connotation religieuse…
Ça n’a pas toujours existé, j’ai connu un Maroc plus tolérant et plus ouvert sur l’habillement des femmes. Aujourd’hui, les femmes hésitent à mettre des jupes dans la rue parce qu’elles ont un sentiment d’insécurité. Il y a 5 ans, j’allais avec ma femme à la plage publique et elle n’avait aucun problème à nager avec un maillot 2 pièces. Depuis 3 ans, c’est plus difficile parce qu’autour d’elle, 95% des femmes se baignent soit habillées soit avec des burkinis soit ne se baignent pas. En plus, le regard des hommes est tel que c’est presque gênant de se mettre en maillot !
Je trouve que vous avez été plutôt extrême dans le traitement de certains sujets notamment celui de l’arabisation !
J’ai connu des professeurs qui ont vécu l’arabisation avec extrêmement de violence. Cela dit, ça reste un récit cinématographique qui n’a pas le devoir de rester dans la véracité des faits. L’arabisation a été une réforme qui a fait du mal à ce pays parce qu’elle n’a pas été préparée. Elle a été faite de manière violente car on a imposé à des profs l’arabe classique comme une forme d’hégémonisme venant remplacer toute la diversité marocaine, sans les préparer. Et de manière unilatérale, on a rompu du lien et c’est la vérité que j’exprime. Je dénonce aussi cette immense hypocrisie des hommes politiques qui ont généralisé une mesure alors qu’ils envoyaient leurs enfants dans les missions françaises ! C’est ce Maroc à deux vitesses dont je parle.
C’était facile pour vous de filmer votre femme dans des scènes osées ?
Rien n’est facile surtout qu’il y a des scènes osées ! Je suis un homme, je l’aime profondément. Après, quand on aime quelqu’un, on veut qu’il progresse. Je ne peux pas faire un film sur les libertés individuelles et empêcher ma femme de jouer un rôle parce qu’elle a des scènes un peu osées avec un homme ! Dans ce pays, on a du mal à tracer une frontière entre le réel et la fiction. C’est ma femme dans la vie de tous les jours mais devient actrice sur un plateau !
Il y a aussi la fille de Mahi Binebine qui joue le rôle d’Inès, c’est un peu une histoire de famille, ce film ?
Razzia m’est inspiré par des personnages que j’ai connu, que j’ai aimé ou que j’aime, que j’ai rencontré en tout cas, depuis une vingtaine d’années que j’habite le Maroc et Dounia Binebine en fait partie. Il y a une sensibilité extrême chez elle qui m’a touché et je pense que elle, mélangée à l’image de ma fille, Rim, il y a quelque chose qui est née pour forger ce caractère de Inès. J’aime l’idée de travailler « en famille », avec des gens qui m’aiment et dont je me sens proche, probablement par la problématique qu’ils vivent ou bien par l’humain.
Le fait que le film ne figure pas dans la sélection des Oscars, c’est une déception pour vous ?
Evidemment qu’on préférait y être que de ne pas y être. Après, c’est un graal presque inaccessible ! Ceci étant, le film a été acheté par un distributeur américain « First run », qui va le sortir en salles et il a été acheté par Amazone, qui va le distribuer en SVoD aux USA, le Canada, l’Australie, l’Inde et l’Angleterre. Donc, c’est potentiellement 100 millions de personnes anglophones qui vont pouvoir le voir !
Entretien réalisé par Kawtar Firdaous
N°431 Du 16 Au 22 Février 2018
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Abdo El Rhazi Nabil Ayouch : « Razzia est un film sur l’État du monde »