‘Ayant prédit en 2013 que « la Chine, l’inde et l’Afrique feront le monde de demain », Jean-Joseph Boillot ne change toujours pas d’avis. Dans cette analyse sur l’Inde et l’Afrique, son optimisme reste intact.’
L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Le Forum Inde-Afrique n’est-il pas, pour ses organisateurs, un événement politique plus qu’autre chose ?
Jean-Joseph Boillot : Je ne le pense pas. Il faut savoir que les deux grands ressorts de la tenue de ce Forum sont, d’une part, India Inc (les grands conglomérats indiens) et d’autre part, l’armée, la navale, qu’on appelle Varuna. India Inc est à l’offensive parce qu’au-delà de l’intérêt évident de l’Inde pour les matières premières, qui est déjà assez ancien, il y a un véritable engouement pour le marché africain de la part des groupes industriels indiens. Quant à l’armée indienne, celle-ci joue un rôle extrêmement important dans le pays et a un plan stratégique pour faire de l’Inde une grande puissance navale, ce qu’elle n’est toujours pas. Elle vise notamment le contrôle de l’Océan indien où elle est en rivalité avec la stratégie « Collier de perles » de la Chine. India Inc et l’armée sont les forces profondes qui ont poussé pour qu’il y ait plus d’ouverture vers l’Afrique. Ce sont donc, des forces qui ne sont pas politiques mais économiques et géostratégiques. Cependant, c’est vrai que du côté du Premier ministre indien, Narendra Modi, on a compris la grande erreur de l’annulation, à cause de l’épidémie d’Ebola, du Forum Inde-Afrique qui devait se tenir en décembre 2014. Modi a aussi compris qu’après sa grande tournée dans divers pays du monde, il y avait un grand absent : l’Afrique. Il tente donc de rectifier le tir en redonnant de la fierté à son pays.
A travers ce Forum, l’Inde n’essaie-t-elle pas de concurrencer la Chine sur le terrain africain ?
Personnellement, je trouve que l’on exagère la question de la concurrence et de la rivalité entre la Chine et l’Inde, comme si l’Inde n’était en Afrique que pour ennuyer la Chine et inversement. Je m’inscris en porte-à-faux avec cette thèse. Ce n’est là qu’un aspect secondaire. La priorité, on l’a bien vue, au début des années 2000, face à sa croissance qui s’accélérait et son besoin grandissant en matières premières, notamment en hydrocarbures, l’Inde voulait sortir de sa dépendance du Moyen-Orient en ouvrant d’autres voies d’approvisionnement. Il y a aussi une ferme volonté de la part de différents investisseurs indiens de conquérir le marché africain. Parmi eux, il y a des pionniers comme Airtel dans les télécommunications, mais il y a eu aussi depuis 3-4 ans, la confirmation de stratégie panafricaine de banques, et de groupes industriels. Du reste, c’est vrai que l’Inde marque à la culotte la Chine partout où elle se trouve pour l’empêcher de constituer une réserve à elle toute seule. C’est ainsi que les Indiens se retrouvent dans des forums comme celui de Shanghai ou des sommets des Brics et autres. L’Inde veut montrer qu’elle est bien là. Et si elle est peut-être moins puissante que la Chine aujourd’hui, à long terme, la tortue indienne rattrapera le lièvre chinois. Il y a aussi l’enjeu sécuritaire qui représente une motivation profonde de la marine indienne. Celle-ci veut empêcher ce qui est perçu comme étant un encerclement du pays de la part des Chinois.
Chacun des deux pays ne rivaliset- il pas avec l’autre pour vendre son modèle ?
En Afrique, on perçoit l’Inde et la Chine comme deux puissances qui ont peut-être quelques intérêts communs, mais qui divergent sur beaucoup d’aspects et qui ont surtout, des business modèles tout à fait différents. Le Made in China est très Lowcost, de mauvaise qualité, intrusif, vendu à prix coûtant, voire à perte et qui ne dure pas longtemps. Inversement, le produit indien n’a pas seulement une excellente réputation en terme technologique, mais il présente, de surcroît, deux avantages comme on le voit avec les génériques ou avec le téléphone mobile. L’Inde offre à très bas prix, des produits simples et qui sont considérés comme meilleurs que les produits chinois. De même, la Chine verse plutôt en Afrique dans des visites du Chef de l’Etat, dans de grands sommets et fait les choses en grand, c’est-à-dire à la chinoise. Du côté indien, on met surtout l’accent sur la coopération technique dans le domaine de l’eau, de l’irrigation… Ce genre de coopération technique existe d’ailleurs au Maroc. C’est un modèle moins intrusif, moins impérial. Cependant, le grand inconvénient de l’Inde est plutôt culturel avec cette mauvaise perception qu’a la société indienne du mot «Africain», par exemple. Cette société est d’ailleurs quasi raciste avec son système de castes. Il y a là un grand effort à faire en investissant davantage dans l’interculturel. Le mode de management indien est aussi atypique. C’est le patron, qui est généralement désigné par sa famille pour diriger l’entreprise familiale, qui décide de tout. Or, en Afrique, la concertation est importante.
Comment les Africains peuvent-ils tendre vers une meilleure coopération avec l’Inde sans fâcher la Chine ?
Pour les Africains, tout l’enjeu consiste à prendre le meilleur de chacun, pour écarter le pire de l’autre. Et quand l’Inde et la Chine sont à parité, on traite avec les deux. Au Soudan, en Angola et au Nigeria, il y a des opérations conjointes Inde- Chine. Les Indiens sont pragmatiques. En tout cas, comme je l’ai écrit dans le titre même de mon livre Chindiafrique : La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain. Et si on n’est pas au milieu de ce triangle, on ne voit pas ce qui se passe.
Pensez-vous que le partenariat entre le Maroc et l’Inde pourrait donner lieu à des investissements triangulaires : Inde-Maroc- Afrique subsaharienne ?
J’ai été moi-même attaché, de près, à ce sujet par l’intermédiaire de l’OCP en tant que meilleur spécialiste francophone de l’Inde. Pour ce pays qui n’a pas des millions ni des milliers de dollars à mettre sur la table, la contrepartie de sa faiblesse financière, c’est sa capacité à faire des transferts techniques et à travailler conjointement avec ses partenaires. Il y a un immense avenir par des coopérations croisées avec des entreprises indiennes parce que les Marocains ne peuvent pas les avoir avec des entreprises chinoises, ni avec les autres pays de l’Asie du nord comme le Japon ou la Corée du Nord. Et pour cause ! Ces gens-là travaillent tout seuls.
Dans quels autres domaines peut être menée cette coopération triangulaire ?
Il y a bien sûr les phosphates, mais il y a aussi le secteur bancaire où il y a un bon coup à jouer. Il y a également beaucoup à faire dans le domaine des technologies de l’information, dans les centres d’appel, etc.
Qu’en est-il du domaine agricole ?
A l’OCP, on est allés loin en réfléchissant au concept de « L’Afrique, grenier du monde ». L’avantage de l’Inde est qu’elle a elle-même réussi sa révolution verte dans les années 60-70, et surtout, elle est en passe d’entrer dans une deuxième phase, celle de la révolution agro-biologique. Il y a aussi beaucoup à faire dans l’industrie pharmaceutique et dans bien d’autres domaines. L’important c’est que le Maroc sélectionne dans cette stratégie triangulaire, les domaines de fécondation réciproque.
Carte de visite
Grand spécialiste de l’Inde et plus généralement de l’Asie, Jean-Joseph Boillot est Conseiller du Club du CEPII, un centre de recherche français dans le domaine de l’économie internationale. Il a publié, en 2013, «Chindiafrique» aux éditions Odile Jacob. Il est aussi co-président du Euro-India Economic& Business Group (EIEBG), entre autres. Jean-Joseph Boillot a également co-écrit L’Afrique pour les nuls pour tordre le cou aux préjugés… ✱
via Abdo El Rhazi « Il y a un immense avenir à des coopérations croisées »
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