La jeune virtuose de piano et directrice artistique du festival des Alizés d’Essaouira revient sur les raisons de la formation du duo Yadain, fondé avec Eloïse Bella Kohn dans le but de transmettre une image de dialogue et de respect entre les cultures juives et musulmanes.
Vous avez créé il y a 2 ans le Duo Yadain qui veut dire les deux mains en arabe et en hébreu. D’où est née cette idée ?
Quand je suis partie en France à l’âge de 15 ans, j’étais profondément choquée par le traitement médiatique du conflit israélo-palestinien qui insistait plus sur les tensions entre juifs et arabes qu’autre chose ! C’était complètement à l’opposé de ce que j’avais vécu dans mon enfance au Maroc car je n’avais jamais ressenti une tension entre ces deux religions. Du coup, on avait envie avec Eloïse, que j’ai rencontrée au Conservatoire de Paris, de nous exprimer à notre manière et de montrer que ce n’est pas la seule image qu’il faut véhiculer. Quand on voit deux personnes de deux religions, soit disant conflictuelles, jouer en parfaite symbiose, c’est encore plus parlant que des discours.
Vous pensez que la musique peut rapprocher les peuples et réussir là où le politique a échoué ?
Je pense que la démonstration a été faire plusieurs fois, cette édition par exemple nous fait découvrir musicalement plusieurs pays (l’Allemagne, l’Espagne, la Russie…) et on se rend compte que le langage est le même, la seule langue est : Do Re Me Fa Sol La Si…c’est le même langage utilisé partout, après, chacun apporte avec sa culture et ses influences une touche, une expression supplémentaire à quelque chose qui est commun à tous qui est la musique. Je pense que le langage de l’émotion rassemble, ça parle à tout le monde, quelque soit notre origine. On a pu voir au Maroc plusieurs concerts avec cette symbolique forte, notamment le concert en octobre dernier : Les Religions à L’Unisson avec l’OPM qui a rassemblé sur scène 3 chanteurs de confessions musulmane, juive et chrétienne.
C’est quelque chose que vous avez ressenti récemment en Serbie ?
Oui, j’avais choisi un programme avec des croisements de culture : « La Rhapsodie espagnole » du compositeur hongrois Liszt, inspirée d’une mélodie populaire tirée de danse « Jota » ramenée par un arabe installé en Espagne. On voit comment la mondialisation résiste depuis très longtemps à travers la musique classique.
Lorsque vous concevez un programme, c’est toujours votre côté engagé qui prend le dessus ?
Oui, quand on est artiste, il faut être engagé, d’une manière ou d’une autre. Ce sont les tripes qui parlent, on ne peut pas tricher, quand on est devant un piano, c’est l’âme qui parle, on est nu, et si on veut raconter quelque chose, il faut être engagé.
Vous avez choisi un répertoire autour de l’enfance. Pourquoi ?
On avait envie de voyager dans le pays de l’enfance. La musique classique est très liée à l’histoire personnelle de celui qui l’interprète. C’est le cas pour Yadain, le thème de l’enfance rappelle quelque part la notre. On avait envie de retourner dans ce pays là, de remonter à notre enfance, au temps où on n’avait pas de problème avec les religions, un enfant qu’il soit juif, noir ou jaune, c’est un être humain, et c’est cette naïveté, cette essence même qu’on avait envie de retrouver.
C’est difficile de choisir un programme pour chaque édition sans se répéter et tomber dans la redondance ?
C’est vrai que ce n’est pas évident, il faut suivre le public qui évolue, il faut continuer à le nourrir, les gens commencent à devenir, sans le savoir, un peu connaisseurs, je sens que l’écoute évolue énormément, il faut proposer des choses de plus en plus profondes tout en ne bousculant pas ceux qui découvrent pour la 1ère fois. Chaque année, je sais ce que je vais faire pour ce festival mais là, j’avoue qu’il faut que je fasse plus de recherches car je me dis que le public va me dépasser dans les connaissances.
En plus des artistes talentueux que vous invitez, vous choisissez des partitions et des morceaux parfois recherchés. C’est voulu ?
On essaie de trouver un équilibre entre les grands classiques et des choses moins connues. Cela dit, les musiciens peuvent aussi proposer, c’est un dialogue et un échange avant tout.
Qu’aimez-vous chez les compositeurs allemands ?
L’Allemagne, c’est le cœur de l’Europe, tous les grands penseurs et philosophes sont passés par là, en plus, j’adore leur langue, …c’est un pays qui me fascine, au niveau musical, car si vous écoutez du Beethoven par exemple, c’est extrêmement métré, géométrique voire scientifique, et en même temps, il a une expression et une force intérieure qui se dégage que je trouve fascinante. Il y a une puissance dans cette musique qui personnellement me bouleverse, soit par une rigueur, soit par un romantisme qui vous transporte, à l’image des compositions de Brahms. En fait, entre rigueur extrême et expression qui déborde de cette rigueur, il y a cette espèce de friction qui me parle.
L’année dernière, vous avez été sélectionnée au concours très prestigieux de la Reine Elisabeth, comment avez-vous vécu cette expérience ?
C’est une expérience incroyable, ce qui m’a le plus marqué, c’est comment la ville vit autour de ce festival. C’est très inspirant. Ça a toujours été un rêve de participer à ce concours, j’ai grandi avec, c’était important pour moi d’y participer, j’étais très contente de pouvoir jouer dans cette salle que j’avais vu tant de fois en DVD. De plus, j’étais la seule arabe, africaine et marocaine à y jouer depuis des années.
Vous avez pris des cours de direction d’orchestre. Pourquoi ?
C’est extrêmement enrichissant pour le jeu du piano. Le piano, c’est un seul instrument, un peu plat, or, les compositeurs écrivent beaucoup pour orchestre, et l’orchestre, c’est beaucoup de couleurs différentes dont j’avais besoin pour m’enrichir, dans mon jeu pianistique. Pour moi, une pièce pour piano doit être orchestrée et donc pensée pour orchestre et j’ai envie de baigner là dedans. Après, il y a l’OPM qui est là, et l’idée d’un chef d’orchestre femme marocaine, ça trotte toujours un peu dans la tête ! En plus, j’aime beaucoup donner cette impulsion musicale, donner ce souffle, inspirer…
Chaque chef d’orchestre a sa propre touche, quelle sera la votre ?
Celle d’aller toujours plus loin car même si on a 10 ou 50 ans d’orchestre, on doit toujours être dans la recherche du mieux, on ne sera jamais dans une vérité parce qu’on sera toujours loin de ce qu’a voulu le compositeur à la base ! Il faut toujours être dans la recherche de cette vérité même si on ne l’a pas, en tout cas, se rapprocher au maximum de ce que voulait le compositeur. Il faut constamment être dans une quête perpétuelle, se remettre en question et voir comment faire différemment.
Le secret de la réussite ?
Le travail, la passion et un peu de sacrifice. C’est un métier très exigeant mais le résultat en vaut largement la chandelle. Je trouve que c’est génial de s’exprimer avec l’art et être au quotidien en contact avec ces grands penseurs, avec tout cet héritage de l’humanité qu’on partage avec les autres.
Vos projets ?
« Le concert à la carte » est un des projets interactifs que je suis en train de développer au Maroc. C’est un concept novateur qui permet au public de choisir lui-même ce qu’il veut écouter !
Accroche
L’idée d’un chef d’orchestre femme marocaine trotte toujours dans ma tête !
via
Abdo El Rhazi Dina Bensaid « Le langage de l’émotion rassemble quelque soit notre origine ».