Monday, February 18, 2019

Zoulikha Bouabdellah : « J’aime opposer les idées pour unifier ! »

Connue pour son goût pour la subversion, la plasticienne et vidéaste franco-algérienne nous parle de ses trois vidéos projetées lors du 10e anniversaire de Casaprojecta. Des œuvres interrogeant les icônes, les représentations dominantes, les motifs et les ornements en les confrontant à des problématiques globales liées aux conflits, à la sexualité ou à la place des femmes. Une déconstruction du regard qui questionne la culture et la création, la production et l’industrialisation.

 

 

Vous participez avec 3 vidéos à la 10e édition de Casaprojecta. Pourquoi ces choix ?

 

Jamal Abdenasser m’a demandé de montrer une vidéo « Dansons » qu’il l’avait projeté il y a 7 ans, où on voit un ventre se parer de 3 foulards : blanc, bleu et rouge représentant les symboles de la République française, puis, la danseuse entame une danse sur les rythmes de la marseillaise ; en fait, c’est un message qui fait surtout allusion à la liberté, l’égalité et la fraternité. Je montre aussi deux nouvelles vidéos : une installation qui montre une interprétation de tableaux célèbres de l’art occidental comme « Gabrielle d’Estrées », « Les trois grâces » de Jean-Baptiste Regnault et « L’Olympia », dans le schéma du tapis persan. La 3e vidéo est un hommage à la sensualité d’Oum Kalthoum et à l’art de l’amour dans le monde arabe parce qu’on a tendance à oublier qu’on est aussi la culture de l’amour, car depuis les événements du 11 septembre, les choses ont changé, et dans le monde arabe, on parle plus que de guerre et de conflits. C’est une vidéo où la voix de Oum Kalthoum rentre dans une sorte d’orgasme de Tarab et on voit des mots d’amour « HOB » posés sur des enluminures indiennes pour rappeler que nous sommes la culture de l’amour et que cet apport de la sensualité du corps nous vient de beaucoup plus loin, notamment de pays comme l’Inde.

 

Quelle est votre source d’inspiration ?

 

C’est la question de se repositionner par rapport à l’histoire de l’art, c’est pour cela que je réutilise des thèmes de peintures classiques que je réinterprète à travers une autre culture qui est la mienne. Ce qui m’intéresse dans mon travail, c’est mélanger les styles, les idées, c’est opposer pour unifier, c’est pour cela que « Dansons, Dansons », représente les symboles de la République. Pour moi, ces symboles n’appartiennent pas qu’à la France, la liberté, l’égalité et la fraternité sont universels, ils appartiennent à toutes les cultures, c’est humain. Pour la vidéo de Oum Kalthoum, je pense qu’il n’y a pas plus universel que l’amour. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre le monde tout simplement à travers la forme.

 

En tant qu’artiste, vous aimez multipliez les médiums pour vous exprimer ?

 

Je fais à la fois du dessin, de la vidéo et de l’installation. Un de mes dessins sera prochainement exposé à l’Institut de Monde Arabe dans le cadre d’une exposition sur le dessin contemporain dans le monde arabe. En ce moment, ma vidéo dansante est au MUSEM à Marseille dans l’exposition « on Danse ». J’essaie de ne pas me limiter ni à un médium ni à une forme, l’essentiel pour moi, c’est le concept. L’école d’art de Paris-Cergy que j’ai faite est une école pionnière dans la façon d’enseigner l’art, du coup, j’ai appris à m’ouvrir l’esprit et à ne pas me limiter. Je cherche surtout à servir l’idée, c’est-à-dire que si l’idée est plus facilement exprimable à travers la vidéo, je ferais de l’image en mouvement, si elle est plus facilement transmissible à travers la photographie, je ferais la photographie. Si on décide de faire de l’art, c’est vraiment pour être libre, sinon, à quoi bon !

 

Pour vous, un artiste doit être polyvalent pour être complet ?

 

Il doit être ce qu’il a envie d’être, c’est un choix personnel. Un tracé ou une image fixe ne disent pas la même chose qu’une image en mouvement. Des objets dispersés dans un espace donné pour raconter quelque chose, ce n’est pas la même chose qu’une mise en scène théâtrale. L’important, c’est de s’exprimer.

 

C’est un besoin viscéral pour vous de vous exprimer ?

 

Oui, je ne peux pas rester dans mon coin et observer le monde sans pouvoir accoucher de quelque chose ! L’art, la forme…c’est une façon pour moi de m’exprimer, c’est comme un poète qui mettrait des mots les uns à côté des autres pour nous raconter quelque chose. Moi, c’est à travers les images et les formes que je m’exprime.

 

Vous vivez au Maroc depuis 7 ans, quelles sont les choses qui vous touchent particulièrement ici, à Casa ?

 

Dans le Maroc, je trouve beaucoup de l’Algérie, on a beaucoup de choses en commun : la langue, la nourriture, le soleil, la résistance, …c’est la même vibration. J’adore me promener dans la rue, m’émerveiller devant les étalages des « Mhlabs », ça peut paraître anodin pour certains, mais moi, ça m’intéresse de voir comment les marchands étalent leurs marchandises, ce travail de symétrie et cette ordonnance de couleurs m’impressionnent ; ce sont des personnes qui, sans le savoir, ont une esthétique qui souvent leur est inspirée de l’art du Zellig… Casablanca, c’est comme si je vivais à l’intérieur d’une opération à cœur ouvert, on se sent vivre, exister ! C’est une ville qui offre beaucoup de liberté même si parfois on tombe sur un carrefour où il se passe un incident malheureux, mais ça aussi, ça témoigne que c’est une société qui bouge !

 

C’est difficile d’évoluer quand on est une femme artiste ?

 

Oui, c’est un milieu dominé par les hommes, et je dirais que c’est difficile d’être une femme tout court. Malgré les difficultés, je trouve qu’on assiste à une force des femmes, les femmes n’acceptent plus d’être victimes, je suis très impressionnée par le combat des femmes marocaines et c’est ce qui m’inspire. D’ailleurs, j’ai réalisé un reportage sur la musique pour l’émission Tracks qui sera diffusé le 8 Mars sur ARTE sur les artistes et musiciennes femmes au Maroc. C’est un Spécial Femmes qui se focalise sur 3 acteurs de la chanson marocaine : la chanteuse de Pop urbaine Manal Benchlikha, la rappeuse Tendresse et le Cabaret Cheikhat. D’une durée de 11 mn, le reportage pose la question de la femme à travers la chanson marocaine d’aujourd’hui. C’est un phénomène qui a toujours existé, il n’est pas nouveau, il s’inscrit dans la continuité et la nouvelle génération est assez fortiche !

 

C’est quoi la difficulté que vous rencontrez en tant que femme ?

 

La difficulté, c’est de s’imposer, de voyager, montrer son travail, concilier sa vie de maman et d’artiste qui doit souvent voyager pour montrer son travail à l’international. Ce sont les difficultés d’être une femme tout court, et puis, surtout avoir le temps de créer, réfléchir, écrire, de penser à son temps.

 

Pensez-vous que L’art au féminin a une certaine spécificité ?

 

Le travail d’un artiste est intéressant parce qu’il est intéressant peu importe son sexe ou son genre. N’empêche, cela ne veut pas dire que la femme doit effacer son être de femme, c’est le danger, une auteur marocaine stipule qu’« il devrait y avoir une littérature masculine et une autre féminine », ce n’est pas pour dire que le travail au féminin est meilleur mais c’est pour signifier que la sensibilité ou l’histoire particulière d’une femme peut être aussi intéressante que celle d’un homme.

 

Est-ce que vous pensez que l’art peut changer les choses ?

 

Oui, l’art n’a pas de frontières. Les artistes et chanteurs de rai algériens et marocains continuent de se rencontrer et de se produire au Maroc et en Algérie malgré les différents qui opposent nos deux pays. L’art témoigne que tout le monde n’est pas d’accord avec l’injustice, qu’on est capable de s’indigner. Heureusement qu’on peut s’exprimer à travers l’art !

 

Des artistes que vous admirez ?

 

J’adore le travail du vidéaste américain Bill Viola, j’aime la façon dont il transmet la poésie à travers la vidéo, j’admire l’intelligence de Bruce Nauman par rapport à l’existence, j’aime le travail de la sculptrice et plasticienne française Louise Bourgeois et sa manifestation d’être femme qui l’a rendu universelle. J’aime Mona Hatoum pour son travail puissant politique, et engagé, ainsi que celui de la vidéaste et photographe iranienne Shirin Neshat qui utilise sa propre culture pour l’ajouter à l’universel afin de nous rapprocher d’un pays comme l’Iran qui n’est pas aussi simple aussi à définir…

 

C’est important pour vous que l’artiste soit engagé ?

 

Oui, Albert Camus disait « si l’artiste doit avoir un rôle, c’est celui d’être engagé ! ». Les artistes doivent toujours être des côtés des faibles, ça parait évident.

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via Abdo El Rhazi Zoulikha Bouabdellah : « J’aime opposer les idées pour unifier ! »

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