Après avoir impressionné le public à Open Doors Lab de Locarno où il a remporté le Prix ICAM, ainsi qu’au Screenwriters’ Lab du Sundance Institute et à La Fabrique des cinémas du monde à Cannes, le jeune réalisateur Alaa Eddine Aljem séduit Marrakech avec son 1er long métrage « Le miracle du saint inconnu » présenté en sélection officielle de la 18e édition du festival.
Après avoir été primé à Cannes et Locarno, votre 1er film est présenté en sélection officielle au FIFM 2019. Quel est votre sentiment ?
Je suis content, honoré et ravi que le film suit son parcours. Bizarrement, je n’ai pas eu de trac lorsque je le présentais ailleurs mais ici, à Marrakech, c’est très particulier parce que je pense qu’il y a un enjeu pour moi, le fait que mon film soit reçu par le public marocain, un public pour lequel il a été fait en 1er lieu. De plus, je connaissais la moitié des invités dans la salle, j’avais ce sentiment familial et en même temps d’attente, d’où mon anxiété. C’est une première marocaine et arabe et j’ai choisi Marrakech parce que ça faisait sens. C’est un festival qui a beaucoup de potentiel et de marge de progression.
Pourquoi avoir choisi ce sujet qui décrit notre rapport à la foi ?
Parce que ça me touche, un jour, je suis tombé par hasard sur des mausolées inconnus et je trouvais intéressant, ce rapport entre la croyance, la foi et l’inconnu. C’est quelque chose qui n’existe pas uniquement chez nous, il y a des tombes inconnues sacralisées dans d’autres cultures dans le monde entier. Ça m’a inspiré comme point de départ, ça raconte le besoin qu’on a de croire en quelque chose ensemble et c’est cette croyance commune qui fait une société, c’est presque ce besoin inné d’un récit fondateur qui fait société. J’ai donc utilisé cela comme toile de fond avec d’autres thématiques qui gravitent autour. Il y a plusieurs personnages confrontés à la question de la foi et de la croyance, qu’il s’agisse de la foi en une pluie qui n’arrive pas, en un saint qui n’en est pas un, en l’argent qui nous revient… Et à travers, resurgissent quelques absurdités du quotidien. J’ai donc choisi de transcrire cela dans une micro société « le village », qui est un peu le reflet de notre société plus grande, le Maroc et même, à un niveau plus grand. Dans le monde d’aujourd’hui, il n’y rien de plus sacré que l’argent ! On est donc dans cette sacralisation de l’argent et dans son illustration : l’argent volé qui devient un lieu sacré, qui génère de l’argent lui-même. On est dans une espèce de boucle qui laisse place à beaucoup d’absurdité et tous les personnages sont un peu tiraillés et suspendus entre deux choses : foi, croyance et matière, foi et argent. Un mode de vie traditionnel ancestral plus vertical basé sur la croyance et le spirituel et une espèce de modernisme brut qui vient bousculer cela et qui est représenté par cette route qu’on dynamite tout au long du film, ou symbolisé par des personnages plus urbains comme le médecin ou le voleur qui débarque et qui rien à faire là, des étrangers qui n’ont rien à faire là.
C’est un peu cette image du Maroc que vous vouliez véhiculez ?
Oui, c’est un peu la retranscription de cette petite société qui fait croire à une société plus grande -le Maroc-, et qui est en plein mutation et où on a deux forces antagonistes, un monde qui oppose un mode de vie traditionnel ancestral et un modernisme brut : matière et foi, matière et croyance. Il s’agit plus de croyance au sens large que de religion, il n’y a pas de référence réelle à la religion, à l’islam. Ceci étant, depuis sa sortie, on nous a proposé de racheter les droits pour faire des remakes en Italie et au Mexique, parce qu’il y a aussi une culture de saints.
Pourquoi avoir opté pour le burlesque ?
C’est une sorte de continuité avec tous les courts métrages que j’ai déjà réalisé. J’aime bien partir d’un point de départ, une situation absurde et chercher à l’exploiter dans son potentiel dramatique, comique…ce n’est jamais de la grande comédie, c’est à chaque fois quelque chose qui est plus sensée donner un sourire que faire rire. Du coup, c’était logique que je traite ce sujet dans mon long métrage, c’est quelque chose dont je me sens proche, j’aime beaucoup cette humour là, ce « tragique-comédie », je suis un grand fan de Buster Keaton, j’adore ce style de burlesque, je trouve qu’on en fait très peu au Maroc, j’aime aussi l’humour scandinave, les films de Wes Anderson, les frères Cohen, Elia Souleiman…Malheureusement au Maroc, on est dans le mono genre, dans le drame social, réaliste…avec le même traitement même si les sujets changent. On a du mal à sortir des mêmes thématiques (condition de la femme, terrorisme, immigration, pauvreté…), je pense qu’on peut faire des films sur autre chose et ce n’est pas parce qu’on vient du Maroc ou du monde arabe qu’on est obligé de faire du drame social et de ne parler que de terrorisme !
Vous avez évité d’aborder le sujet de manière frontale ?
J’avais deux options : soit je choisis la manière frontale et je crée de la polémique, et après on ne parle plus du film ou alors j’aborde cela avec respect, avec pudeur, comme je le suis dans la vie de tous les jours. En fait, mon film me ressemble et ça ne m’intéresse pas les polémiques qu’il y a autour.
Pourquoi Younes Bouab pour le rôle du voleur ?
Je trouve qu’il incarne physiquement le personnage assez bien. Tous mes personnages sont écrits sans psychologie ; ce voleur, on ne sait pas d’où il vient, ni ce qui fait ni comment il est devenu voleur ? Car dans ce genre de films, on s’en fiche un peu, ce qui m’intéressait, c’était de travailler sur des archétypes, (médecin, infirmier, coiffeur…), il fallait avoir quelque chose qui accroche assez rapidement le public, pouvoir dégager un sentiment sans travailler sur la psychologie et la back story des personnages. Il fallait donc des physiques assez forts, parlants et distinguables. Pour Bouab, il fallait qu’on voie dès son arrivée au village, qu’il est étranger à ce lieu, puisqu’il a un look assez urbain. Younes peut être voyou mais aussi urbain, c’est quelqu’un qui a une douceur dans le visage, dans le regard, dans la voix, il fait un peu voyou mais en même temps, il a quelque chose de beau, de doux, et du coup, on peut facilement avoir de l’empathie pour lui. En plus, il savait jouer dans la retenue.
Comment dirigez-vous vos acteurs ?
Il y a eu beaucoup de préparations et de répétitions, aucune improvisation. Il nous arrivait de changer certains détails du dialogue pendant les répétitions pour mieux les adapter aux acteurs. Tout était chronométré, dans les scènes, les jeux et les déplacements des acteurs, les regards, les silences…Pour les déplacements, on avait des marques au sol, aux murs, les acteurs jouaient avec les silences et les corps. Le rythme devait être posé, c’est un film d’observation et non un thriller, on est dans le rythme du désert, de l’attente, de l’ennui, cet ennui qui berce tous les personnages, et pour pouvoir passer d’une atmosphère à une autre, il fallait un rythme posé, voire lent ou contemplatif par moment, j’aime beaucoup ce qui est cyclique. Un rythme qu’on retrouve d’ailleurs dans tous mes autres films.
Vous avez une préférence pour les plans fixes ?
Oui dans tous mes films, je n’ai jamais de mouvements de caméra. J’aime cela, je me sens proche de cette esthétique là, j’aime travailler en tableau. Il y a des metteurs en scène qui pensent que la caméra doit être gommée, on ne la sent pas, on est plus intime et plus proche des acteurs, et on est souvent dans des caméras mobiles, à l’épaule, où ça bouge dans tous les sens. Et il y a d’autres qui disent que la mise en scène c’est une des particularités du cinéma (caméra, cadrage, découpage) et il faut que ça soit un élément narratif, que ça se ressente par le public. Je suis plus dans cette optique là, il y a tout un dispositif de mise en scène qui est basé sur la frontalité et l’image fixe et je travaille en tableau. Au lieu que la caméra se déplace et suit les acteurs, ce sont les personnages qui se déplacent et qui font les entrées et sorties de champs, d’un cadre à l’autre. Des fois, c’est le cadrage qui participe à la narration et la caméra joue dans le film tout en restant fixe, elle est un peu distante et observe. Pour cela, j’ai utilisé deux optiques : 35 mm et 50 mm, qui sont les plus proches de la perception de l’œil humain.
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via Abdo El Rhazi Le génie burlesque de Alaâ Eddine Aljem
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