Le populisme sur fond politico-religieux, dénoncé par Shlomo Ben Ami (lire son interview : ici), gagne du terrain partout dans le monde. D’ailleurs,
«le désenchantement du monde» qu’évoquent les sociologues, Marcel Gauchet en tête, pourrait être l’une des causes de cette dérive. Pourtant, nombreux sont ceux qui croyaient que la science allait évincer Dieu. Cette théorie avait fait longtemps consensus : les religions ne résisteraient pas à la modernité. Mais aujourd’hui, c’est la célèbre formule « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » qui semble se vérifier. Toutes les religions, sur tous les continents, ont connu une résurgence. Même dans un monde occidental sécularisé, à différents degrés, le religieux occupe un espace aujourd’hui indéniable.
Marek Halter livre son analyse à notre correspondante à Paris, Noufissa Charaï @Noufissacharai
Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas
Comment expliquer ce retour de Dieu ? La volonté de bâtir un monde meilleur est-elle devenue une utopie oubliée ? La révolution française, les Droits de l’Homme, l’indépendance des États, le socialisme, le communisme ont tous eu pour projet de construire des sociétés meilleures. Les résultats escomptés n’étaient pas toujours au rendez-vous, il y a eu des espoirs qui se sont envolés, mais les causes communes avaient un sens. Tous les «ismes» qui ont traversé l’histoire mobilisaient des milliards d’individus à travers le monde. À tort ou à raison. Pour Marek Halter, si nos parents et grands-parents avaient des espoirs universels qui dépassaient les cadres des nations et des religions, il est difficile aujourd’hui d’unifier le monde autour de causes communes.
Le philosophe d’origine polonaise se souvient de la forte mobilisation autour du parti communiste à son arrivée en France en 1950 : «le parti communiste mobilisait à chaque manifestation au moins un millier de personnes ! Dans les cellules qui préparaient ces mouvements, il y avait des juifs, des arabes, des noirs… L’origine n’avait pas d’importance. Il y avait la manifestation à réussir avec les drapeaux rouges, c’est tout. Un poème magnifique de Jacques Prévert disait qu’on marchait vers un horizon où il y avait un soleil rouge qui nous attendait».
Quel horizon nous attend aujourd’hui ? Dans une société de plus en plus individualiste, les combats communs ne mobilisent plus, ce qui mène à un fort repli identitaire, souvent de nature religieuse. Marek Halter estime qu’en attendant qu’il apparaisse un autre «isme» qui pourrait mobiliser l’adhésion des Hommes au-delà de leurs religions, «il y aura un retour à Dieu car il n’y a rien d’autre !». Pour le philosophe, l’espoir est nécessaire pour nos sociétés. C’est ce qui lui permet de continuer à rêver de paix, y compris pour le conflit israélo-palestinien : «Notre monde est merveilleux et dangereux. Tout y est possible, le meilleur comme le pire».
Le danger du politico-religieux
En politique aussi, la
religion reprend de la
place. C’est de nouveau
une préoccupation. Le
populisme religieux est
à la mode, d’Erdogan
à Trump en passant
par Al-Sissi qui veut criminaliser l’athéisme. Les hommes politiques veulent séduire un électorat qui prend en considération ses croyances au moment de voter. La religion, c’est notamment cette raison qui expliquerait la décision de Donald Trump de reconnaitre Jérusalem comme capitale d’Israël. Pour Marek Halter, cette décision relèverait plus du champ religieux que de celui politique : «Trump a fait un geste envers ses fondamentalistes religieux qui le soutiennent. Ceux-ci pensent que Jérusalem est le centre de la chrétienté qui a précédé Rome et estiment qu’il faut protéger cette ville sainte».
Tous les experts s’accordent à dire que cette décision ne change rien sur le terrain et qu’elle n’impacte en rien la possibilité d’une solution à deux États avec Jérusalem coupée en deux. Le philosophe auquel nous avons longuement parlé se souvient des précédents processus de paix. Dieu n’était pas convié à la table des négociations : «Il y a quelques années, quand je participais aux accords d’Oslo, les Hommes étaient différents. C’était en vérité des laïcs, des nationalistes, des patriotes. Yasser Arafat était un patriote, Yitzhak Rabin était un patriote. Ils défendaient les intérêts de leur peuple. Donc, à un moment donné, ils pouvaient se mettre d’accord. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose. Aujourd’hui il y a Dieu».
La question de départ reste entière, la religion peut-elle orienter des décisions politiques en dépit du droit international ? Les convictions religieuses sont-elles un danger pour la construction d’un idéal commun à tous ?
L’avenir ce sont les femmes, la paix ce sont les femmes !
Pour Marek Halter, la paix reste possible au Proche-Orient, malgré le lobby religieux et malgré Trump. Son rêve, il voudrait le placer entre les mains des femmes israéliennes et palestiniennes. L’avenir, ce sont les femmes, la paix ce sont les femmes. L’auteur d’une trilogie dédiée aux femmes de la Bible et une autre aux femmes de l’Islam martèle : «Je crois aux femmes!». Il rêve d’une transposition du modèle nord-irlandais pour le conflit israélo-palestinien.
Mairead Corrigan, catholique née à Belfast et Betty Williams, protestante, née à Dublin ont fondé en 1976, lors des affrontements en Irlande du Nord le Women’s Peace Movement (Mouvement des femmes pour la paix). Devenu ensuite les Peace People (Organisation des gens de paix) avec des manifestations réunissant jusqu’à cinq cent mille personnes. Le philosophe s’en souvient : «Il y avait des centaines, des milliers de morts, il y avait des actes de torture, c’était la guérilla! Après un énième attentat, les femmes protestantes et catholiques sont descendues dans la rue, elles ont fait appel aux femmes ! J’étais là-bas avec Bernard Kouchner, il y avait quelques hommes et cinq cent mille femmes! Depuis, on ne parle plus de Belfast!». Le message des femmes d’Irlande du Nord était clair : les affrontements n’ont pas de solutions militaires. La réponse viendra avec l’établissement d’un dialogue. Le prix Nobel de la paix leur est décerné la même année en 1976.
Alors Marek Halter rêve du jour où on verra les mêmes images avec des Israéliennes et des Palestiniennes : «Imaginez cent mille femmes palestiniennes d’un côté et cent mille femmes israéliennes de l’autre! Les mères, les sœurs, qui montent vers Jérusalem ensemble et qui disent stop on ne veut plus la guerre! Il faut beaucoup de moyen financier pour organiser ça. Il faut une forte présence médiatique, des soutiens importants. Il faut que ce soit un défi de ces femmes qui viendront de Ramallah et d’Ashdod pour qu’elles sachent qu’elles ne seront pas seules à se battre pour la paix».
L’auteur de «Réconciliez- vous!» parle avec fierté et émotion de ces mères israéliennes qui vérifient sur les check-points «si leurs fils se conduisent correctement avec les Palestiniens», mais il regrette que ces femmes soient aussitôt d’un côté comme de l’autre désignées comme «des pacifistes vendues à l’autre, à l’ennemi».
Le dialogue est urgent, selon le philosophe franco-polonais qui croit en la force indéniable des mots. Il en veut pour preuve le prophète Mohamed. «Je crois beaucoup aux paroles. Il y a un hadit qui dit que le prophète, avant de s’endormir, lisait une prière dans la paume de sa main et enduisait ensuite son corps avec ces paroles pour s’en dormir. C’est beau ! Il croyait en la force des mots et j’y crois aussi. Donc la paix est toujours possible».
« L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation », Averroès
Pour le philosophe, qui a fui Varsovie pour habiter, dans un premier temps, en Ouzbékistan, l’ignorance de l’autre, au-delà du conflit israélo-palestinien, est un véritable enjeu de société, y compris en France. «C’est l’ignorance disait Montaigne qui provoque la violence», affirme-t-il. Même dans l’Hexagone où plusieurs religions cohabitent, les individus doivent apprendre à mieux se connaitre. Pour ce faire, Halter plaide pour l’apprentissage de l’Histoire des religions, mais d’une manière didactique. «A la manière des contes», insiste-t-il. Pour lui, cet apprentissage, essentiel, ne serait ni une atteinte à la laïcité, ni du prosélytisme. «La laïcité c’est le respect de toutes les religions et les croyances. C’est pour cela qu’il faut faire connaître dès l’école même élémentaire l’Histoire des religions! Les petits ne vont pas apprendre à faire la prière, mais l’histoire des religions! Vous racontez à des enfants de 8 ou 10 ans l’histoire du petit Jésus, du petit Mahomet, du petit Moïse, c’est aussi passionnant que l’histoire du Petit Prince de Saint- Exupéry ! En grandissant, ces enfants vont découvrir que leurs voisins ne partagent pas leur religion, mais ils sauront qui ils sont et c’est essentiel!»
En somme, pour mieux vivre ensemble et accepter l’autre, il faut le connaitre et connaitre son histoire et ses croyances. Le philosophe appelle également à l’élargissement des cours aux autres civilisations, notamment en France. Si les enfants doivent connaître Aristote, ils sont obligés de savoir qui est Averroès, Ibn khaldoun ou encore Ibn Sina, connu sous le nom d’Avicenne. «Il est capital pour les enfants de savoir que les Romains ont inventé les numéros, mais aussi que les arabes ont inventé le zéro, que le mot algèbre vient de l’arabe «al-jabr» qui signifie la restauration, mais il y a aussi l’astronomie, la philosophie arabe, etc.».
Tous égaux, mais pas tous pareils !
Marek Halter estime qu’en France comme ailleurs, pour être en accord avec la réalité, il faut parler de communauté sans avoir peur des différences. «Il faut valoriser tout le monde. Nous avons 10% de la population en France qui est musulmane, il faut lui parler. Oui nous sommes tous Français, mais quand vous allez à la Gare du Nord vous avez des Français qui ne parlent que hindi. Vous allez dans le 13e arrondissement, vous y trouverez des Français qui parlent chinois et il y a des quartiers où on ne parle qu’arabe! Cela n’enlève en rien à la grandeur de la France. Ce sont des gens issus du Maroc, d’Algérie, de la Tunisie! Beaucoup d’humoristes qui font rire toute la France emploient des mots arabes, et alors ? C’est enrichissant!».
Le message de Marek Halter est simple : le monde est diversité. Le principe d’égalité, étant un droit inaliénable, il ne doit pas pour autant être un déni des différences qui sont nos richesses y compris religieuses. Sa conclusion : « Il faut regarder Shakespeare dans Jules César, il y a un dialogue entre Brutus qui dit à César : « nous sommes tous égaux et César répond : oui, mais nous ne sommes pas tous pareils ».»
Cet entretien est paru dans le magazine L’Observateur du Maroc et d’Afrique le 12 janvier 2018.
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