Thursday, May 24, 2018

100 kilomètres entre le tapis rouge et le bain de sang

L’attitude de Nikki Haley, ambassadrice américaine aux Nations unies, mardi 15 mai, résume à elle seule la politique méprisante des États-Unis envers les Palestiniens.

Alors que tous les pays appellent Israël à la retenue dans la bande de Gaza, Nikki Haley lance comme une provocation qu’ « aucun pays dans cette salle n’aurait agi avec autant de retenue que ne l’a fait Israël ». Les autres Etats membres de l’ONU exigent une enquête indépendante, refusée par les Etats-Unis. Arrivés en retard, Nikki Haley et Danny Danon ambassadeur d’Israël à l’ONU, ont manqué la minute de silence en mémoire aux Palestiniens tués la veille par l’armée israélienne? Pour enfoncer le clou, Nikki Haley quitte la salle au moment du discours de Riyad Mansour, ambassadeur palestinien à l’ONU.

Deux pistes, deux ambiances

Une soixantaine de Palestiniens ont été tués par les soldats de Tsahal lundi, dont huit mineurs. Un bébé est mort après avoir inhalé des gaz lacrymogènes. 2.400 manifestants ont été blessés par les tirs israéliens à la frontière de la bande de Gaza. Un bain de sang, alors que parallèlement, à cent kilomètres de là, c’est le tapis rouge pour les 70 ans d’Israël. Une cérémonie en grande pompe, l’occasion également de célébrer le transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem en présence d’Ivanka Trump et Jared Kushner, son mari et conseiller du Président américain.

Avi Primor, ancien ambassadeur d’Israël auprès de l’Union européenne que nous avons contacté regrette la décision américaine : «Je crois que ce transfert n’était pas nécessaire. Même si je suis critique du gouvernement Netanyahou, dans ce cas précis, l’initiative vient de Trump pour des raisons de politiques intérieures, il ne nous a pas consulté ni demandé notre avis ! Mais, lorsqu’il l’a annoncé, il fallait être heureux et le remercier ! Ce n’était pas le bon moment, ça envenime les esprits. N’empêche dans les faits, il s’agit d’une ambassade à Jérusalem Ouest. Personne ne prétend que Jérusalem Est appartient à Israël. Les accords d’Oslo ne sont pas morts. Cette décision énerve les Palestiniens et le monde arabe, mais ce transfert ne change rien dans la réalité ». Pendant qu’Israël fête le transfert de l’ambassade américaine et souffle ses 70 bougies, les Palestiniens comptent leurs morts et s’apprête à commémorer la « Nakba ».

Le 14 mai 1948, David Ben Gourion, président du Conseil national juif, proclamait depuis le musée d’Art de Tel-Aviv la création de l’État d’Israël. Pour Avi Primor, il ne s’agit pas de création mais d’indépendance « Tout le monde dit création, mais c’est faux ! Ce n’est pas la création mais l’indépendance de l’État d’Israël. C’est la décision des Nations Unies mais l’État était construit 50 à 70 ans avant 1948. C’est le jour où nous sommes débarrassés de la colonisation britannique ». Le lendemain, les Palestiniens commémorent, eux, comme tous les 15 mai depuis 70 ans, la « Nakba », la « grande catastrophe » en arabe. Entre 1947 et 1949, environ 800.000 Palestiniens ont été chassés de leurs terres par les forces israéliennes. Si pour l’ancien diplomate israélien, l’État hébreux est le résultat d’une « indépendance » et non pas d’une «création» pour Nour Odeh, « C’est plus correcte dedire«70ansde«Nakba»»que«les70ansdela « Nakba » ! ». Dans ce conflit tout a un sens, surtout quand les mots font l’histoire. Pour cette ancienne porte-parole de l’Autorité Palestinienne, que nous avons joint au téléphone, « Le monde doit réaliser que la « Nakba » n’a pas cessée depuis 1948 avec le déplacement et l’expulsion des populations. Les Palestiniens ont perdu leurs terres natales et leurs droits civiques et la «Nakba» ne s’est pas ar-rêtée. La « Nakba » existe encore, elle perdure sous des formes différentes, mais le déplacement forcé continu, la situation est peut-être même plus critique aujourd’hui. C’est notamment pour ça que les manifestations continuent et parfois de manière plus agressive, mais les Palestiniens font face à de nombreuses frustrations ».

Selon les autorités médicales palestiniennes, depuis l’entame de la « Grande Marche du retour », débutée le 30 mars dans la bande de Gaza, 107 Palestiniens ont été tués et 11.100 blessés, dont environ 3.500 par balles. Une situation alarmante pour Avi Primor : « Ca fait des semaines que ça dure, c’est plus grave que lundi il n’y a pas que des centaines des morts, mais aussi des milliers de blessés et ce ne sont pas égratignures ce sont des gens handicapés. Je suis catastrophé, je ne sais pas que ce que notre armé aurait pu mieux faire, mais je suis certain que nous aurions pu mieux faire. Mais l’armée n’a pas le choix, elle applique les ordres du gouvernement. De l’autre côté l’Égypte aussi ferme la frontière. Un État frère, arabe et musulman.»

Gaza, c’est une terre en forme de bande de 41 kilomètres de long et de 6 à 12 kilomètres de larges pour 2 millions d’habitants. Avec une superficie de 360 kilomètres carrés, elle a une densité de 5.400 habitants au kilomètre carré, l’une des pires au monde. Encerclée au nord, à l’est et au sud-est par Israël et sud-ouest par l’Egypte. Les deux États qui lui imposent un blocus.

C’est du côté de la frontière israélienne que marchent les Gazaouis, ils rêvent de la traverser pour retrouver des villages colonisés et des logements aujourd’hui disparus selon l’ancien diplomate israélien. «Les villages n’existent plus depuis longtemps, il y a des villes et d’autres constructions. Ils devraient être dédommagés, ils devraient pouvoir construire leur vie ailleurs et dans de meilleures conditions que celles que nous leur offrons à Gaza. Le pays qu’ils veulent retrouver n’existe plus, s’ils traversent ils vont être dans une ville israélienne, c’est de la propagande que de le faire croire l’inverse», insiste-t-il. Avi Primor le martèle, Israël n’a pas d’intérêt à maintenir le blocus à Gaza : «le gouvernement israélien n’a aucun intérêt sur le plan économique, militaire et surtout pas interna-tional de maintenir ce blocus». Même s’il reconnait les torts de l’Etat hébreux dans la situation actuelle, il estime qu’Israël n’est pas seul responsable de la situation dans la bande de Gaza. «Il ne faut pas bloquer le territoire comme si c’était un territoire ennemi en guerre, mais si le Hamas utilise la violence pour des raisons de propagande politique, c’est plus compliqué. Je crois personnellement qu’il faut trouver un moyen de faire la paix avec Gaza ce qui est difficile pour nous et nous avons notre part de responsabilité, mais nous ne sommes pas seuls. C’est également l’attitude de l’Egypte et de l’Autorité palestinienne qui nous interdit de coopérer avec les Gazouis pour des raisons de conflits intérieurs», nous dit-il.

La guerre des mots

La présence du Hamas dans l’enclave rend la situation encore plus délicate. Israël et les Etats- Unis rejettent la responsabilité sur le Hamas qu’ils accusent de prendre en otage la population civiles pour des fins politiques. C’est cette rhétorique que les deux alliés ont utilisé lors du dernier Conseil de sécurité. Danny Danon, représentant d’Israël aux Nations Unies à appeler les États membres à condamner le Hamas pour « crimes de guerre », et« incitation » de milliers de Palestiniens à «franchir la barrière de sécurité et à blesser des civils israéliens» . Il les accuse également de «mis en danger des civils palestiniens» , excluant ainsi toute responsabilité des forces armées israéliennes. Même son de cloche pour Nikki Haley qui affirme, en parlant du bilan sanglant, que «le Hamas est satisfait des résultats d’hier».

Un discours inaudible pour Nour Odeh qui accuse Israël et son allié américain de mener une campagne de déshumanisation des Palestiniens : «ils veulent convaincre le monde que les Palestiniens ne sont pas des humains comme les autres, qu’ils n’ont pas les mêmes sentiments que les humains ! Ils racontent qu’ils mettent leurs enfants en danger, ce n’est pas seulement un mensonge c’est une déclaration hautement raciste ! Une telle déclaration aurait été condamnée concernant n’importe quel autre pays. C’est la seule réponse qu’ils trouvent pour expliquer la mort d’une soixantaines de palestiniens non armés dont des enfants depuis lundi, ils n’ont aucun autre moyen de justifier ces actes ! C’est indéfendable ! Au-delà de la propagande, ces arguments sont racistes et islamophobes !» . Mahmoud Abbas, Président de l’Autorité Palestinienne évoque lui un « massacre » dans la bande de Gaza.

Nour Odeh insiste sur le droit de manifester et surtout sur le caractère pacifique des manifestants qui ne seraient pas, selon elle, sous influence du Hamas : «le Hamas a le pouvoir à Gaza c’est vrai et évidemment qu’ils capitalisent sur ces événements et essayent d’en tirer profit. Mais les organisateurs de ces manifestations sont connus. Ils sont jeunes, pratiquement tous laïcs, artistes, journalistes, ils viennent du milieu associatif et humanitaire, ils veulent donner une voix à Gaza car le monde est heureux d’oublier Gaza et les Palestiniens. Après s’ils pensent que les 2 millions de Gazaouis sont des moins que rien, manipulables par le Hamas au point d’aller mourir pour eux c’est qu’ils n’ont rien compris ! C’est leur volonté de manifester pas celle du Hamas !» . L’indignation de cette ancienne cadre de l’Autorité palestinienne est notamment partagée par le Chef de la diplomatie russe. «Je ne peux pas être d’accord avec le fait que des dizaines de civils pacifiques, notamment des enfants, y compris des nourrissons, qui ont été tués lors de ces incidents, soient des terroristes. C’est une déclaration blasphématoire» , a déclaré Sergueï Lavrov lors d’une conférence de presse. Pour Avi Primor, ce discours est également regrettable notamment celui de Danny Danon, ambassadeur d’Israël aux Nations Unies : «l’ambassadeur à l’ONU c’est la voix du gouvernement israélien. Il n’a pas beaucoup de liberté, il reçoit des instructions précises, il ne peut pas faire autrement».

Une communauté internationale indifférente

La réunion organisée à la demande du Koweït, mardi, est la énième d’un Conseil de sécurité des Nations Unies devenu impuissant et inactif. «Qu’est-ce que c’est le Conseil de sécurité des Nations Unies ?», s’interroge Avi Primor. «C’est l’ensemble de ses membres. Les Russes et les Chinois ne veulent pas intervenir, les Américains sont contre, les Européens attendent les Américains. Alors qui reste t-il ? Le monde arabe a d’autres soucis notamment l’Iran et il cherche à coopérer avec les israéliens car ils ont un ennemi commun». Nour Odeh, elle, s’insurge contre l’impuissance des Nations Unies et du non respect du droit international. Concernant les pays musulmans, elle en a conscience, la Palestine n’est plus une priorité « les pays musulmans ne peuvent rien nous apporter, nous ne pouvons rien attendre, dans le contexte actuel avec l’hystérie autour de l’Iran. Plusieurs pays arabes ont décidé de s’allier à Trump et même Israël. Je n’attends plus rien des pays arabes. Mais la Palestine n’est pas un problème arabe, mais un problème mondial sur le respect dur droit international».

La répression sanglante de lundi dernier a poussé néanmoins Ankara et l’Afrique du Sud a rappelé leurs ambassadeurs à Tel Aviv. Si Avi Primor s’inquiète du rappel de l’ambassadeur de la Turquie, un allié stratégique pour Israël, il refuse l’appellation d’État apartheid employé par Erdogan, le Président turc. L’ancien diplomate israélien établit une différence entre Israël et l’Etat ségrégationniste d’Afrique du Sud tout en insistant sur la gravité de la situation. «Ce n’est pas basé sur la race comme l’apartheid. Dans le cas israélien, c’est une discrimination politique, une discrimination entre occupant et occupé ça n’a rien à voir avec l’apartheid mais c’est très grave aussi. C’est une autre situation. S’il y avait l’apartheid, nous n’accorderions pas la nationalité aux arabes, aux chrétiens et musulmans en Israël. »

Alors que le processus de paix est au point mort et que toutes les négociations sont interrompues depuis quatre ans, les récents événements laissent peu d’espoir pour une reprise du dialogue. L’ancien ambassadeur d’Israël auprès de l’Union européenne ne croit pas à une amélioration des relations tant qu’il y aura le gouvernement de Benjamin Netanyahou. «Notre gouvernement do-miné par les éléments d’extrême-droite et les religieux songent en réalité non seulement à mainte-nir l’occupation mais également à annexer à terme, pas à pas, toute la Cisjordanie» , affirme-t-il. Pour Avi Primor il ne faut compter sur aucun des deux camps pour faire la paix : «la paix est uni-quement possible si elle est imposée. C’est-à-dire si les Européens et les Américains utilisent leur poids pour faire pression sur les deux côtés» , avant de préciser, de part son expérience à Bruxelles, que les «les Européens peuvent avoir de l’influence avec leurs forces et leur argent mais ils ne veulent pas l’exercer. Si les Américains décident d’agir, ils donneront du poids à l’initiative américaine. L’Union européenne ne veut pas intervenir dans un bourbier sans issue à moins que les Américains y soient».

Malgré sa colère Nour Odeh comme des millions de Palestiniens gardent espoir. «Je crois que la Justice est inévitable. La paix découlera de la Justice. Il faut continuer à travailler pour obtenir jus-tice. C’est une longue route qui ne sera pas facile. Il faut sortir de ce contexte de violence et des extrémistes dicté par Washington et Tel-Aviv».

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via Abdo El Rhazi 100 kilomètres entre le tapis rouge et le bain de sang

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