‘4e lauréat de la Chambre Claire de la Fondation Alliances, le photographe tunisien nous parle de sa première exposition personnelle où il aborde la photographie de paysage à la manière d’un portrait humain.’
Qu’est ce qui vous a inspiré pour ces portraits d’arbres ? L’expo présente des portraits d’arbres que j’ai rencontrés de manière hasardeuse, en fait, c’est une rencontre entre l’Homme et les arbres qui sont des personnages à part entière. Tout a commencé avec la révolution tunisienne, chacun de nous a eu une expérience particulière et a vécu ça de manière différente. Aujourd’hui, à cause d’événements difficiles qu’on a traversés, on est anxieux, perturbés dépressifs, et même 5 après, il y a toujours des hauts et des bas. J’ai cherché refuge quelque part, dans la nature pour me réfugier, m’apaiser, c’est là où j’ai fait ces rencontres et où j’ai senti que les arbres étaient des personnages intéressants qui pouvaient nous parler, des êtres qui souffrent et qui sont aussi anxieux et dépressifs que nous.
Ce sont des personnages qui résistent au temps, c’est votre façon de résister ? Oui, au-delà de la résistance, il y a aussi la patience et la ténacité. Il y a plusieurs sensations qui peuvent découler de ces personnages, il y une liaison très proche dans ce que je vois en moi ou dans la société et la jeunesse tunisienne,…Qu’on sente les choses différemment ou de la même manière, on n’arrive pas à les décrire. Il y a aussi cet espace que je donne au spectateur de se faire sa propre interprétation, de sentir et de s’approprier ce dialogue.
Ces arbres inclinés, ces branches qui tombent et ces troncs déracinés reflètent un monde un peu chaotique ? il y a aussi des arbres en bonne santé, mais c’est sûr, il y a ce paradoxe, ce contraste,… il y a des arbres qui évoluent dans des milieux difficiles, comme celui entouré d’eau dans le barrage, celui qui se trouve en bas de la colline ou sur la montagne et que le vent essaie de déraciner et d’emporter. Il y a cette question de résistance et de patience mais il y a aussi des arbres qui se tiennent debout, qui combattent, qui sortent d’entre les rochers et qui s’imposent. D’autres arbres sont accueillants et nous invitent à s’abriter sous leur ombre,…Pour moi, nous sommes assimilés à des arbres qui bougent, qui ont une histoire à raconter. Je parle plus de peine, de douleur et de tristesse que de choses joyeuses, parce que peut être, nous les humains, on se rappelle plus des choses qui nous blessent et nous font mal.
Pourquoi des arbres ? Quand ils marchent, les humains ont tendance à regarder les choses qui sont au même niveau qu’eux, on s’incline rarement pour observer un animal ou une plante sur le sol ! Au début, c’était comme une démarche inconsciente mais au fur et à mesure que je construisais le projet, ça a commencé à avoir plus de sens.
Les racines des arbres renvoient finalement à vos racines ? Oui, exactement, c’est une expérience personnelle. Dans la photographie aujourd’hui, même dans la photo contemporaine, on commence à sortir de l’humain, et du reportage. Pendant la révolution, j’ai tellement vu des photos de manifestations, de la misère, que j’ai voulu m’exprimer d’une manière implicite et indirecte. On a besoin de ne pas dire les choses de manière très sec et claire, on a besoin d’ambigüité qui nous fasse réfléchir. J’ai utilisé des techniques pour mettre la personne qui voit la photo, en discussion directe avec l’arbre, et là, libre à elle d’accepter cette discussion ou de la refuser. L’important, c’est de partager des sentiments.
Pourquoi le noir et blanc ? On l’utilise généralement pour rappeler le passé, pour travailler sur certains contrastes intéressants. Pour moi, il est très lié à la question de temps. Le noir et le blanc, associé avec cet effet de flou, c’est une manière de tuer le temps pour le faire renaître. Les humains ont un rapport assez particulier avec le temps ; des fois, on ne sent pas le temps passer, on est tellement noyé dans la quotidienneté et la routine qu’il nous échappe complètement ! C’est un peu ce que dit Homère, dans sa quête du bonheur ou ce que Nietzsche appelle, « un fragment d’éternité », un endroit où le temps se perd, où il n’a plus de corps et c’est là que tout commence. Dans mes photos, on ne peut pas définir les moments de la journée, la destruction des ombres, des détails. Je ne m’impose aucun cadre spatial ni temporel, je laisse place à des éléments qui font circuler un sentiment bien précis, pour trouver ce moment où tout s’évade, pour que ce dialogue soit sincère.
Quel genre de temps vous souhaitez recréer ? Je ne veux pas recréer un temps précis. Il n’y a pas de vérité collective, la vérité est personnelle. En fait, je reproduis une expérience personnelle envahie par des peines, des douleurs avec l’envie de résister. Et peut être qu’en partageant cette vérité personnelle et ce ressenti avec le public, nous aboutirons un jour à une vision partagée.
Pourquoi intégrer le portrait de votre grand-mère dans cette série ? J’ai voulu rendre hommage à cette femme qui m’a élevé et qui a veillé sur moi pendant des années. Elle me rappelle un arbre très vieux, et à travers ses rides, on voit le temps passer. Pourtant, elle est toujours debout sur ses pieds, elle lutte encore à 87 ans, et ça m’impressionne !
Après la poésie et la musique, vous optez pour la photo comme moyen d’expression. Oui, c’est un soulagement, un abri, un refuge qui me permet de rompre avec la routine de la vie quotidienne. C’est aussi une passion que j’ai découvert il y a 4 ans, et bien que je sois très attaché à l’art, j’ai trouvé dans la photo, un espace d’expression sans précédent. Et c’est le photographe et peintre tunisien, Ahmed Zelfani qui m’a influencé et appris la sensibilité par rapport aux choses.
Vos projets ? J’expose actuellement à Paris à l’Institut de la Culture de l’Islam sur le thème des Hammams en Tunisie, j’ai travaillé également sur un livre collectif sur la transition démocratique où j’ai présenté un reportage sur une école coranique avec une Fondation allemande et actuellement, je travaille sur un projet d’autoportraits avec un thème aussi psychédélique que celui-là, par rapport à cette lutte contre la routine.
via Abdo El Rhazi « L’éloquence des racines »* de Mohamed Amine Abassi
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