Plus de 100 jours après sa nomination par le Roi Mohammed VI au poste de Délégué Interministériel aux Droits de l’Homme (DIDH), Ahmed Chaouki Benyoub, a été l’invité spécial de Medradio, L’Observateur du Maroc et d’Afrique et Al Ahdath Al Maghribia pour sa toute première sortie médiatique. A travers ces larges extraits de cette grande interview, Chaouki Benyoub revient sur ses principales missions et décortique tous les cas polémiques : sa relation avec le ministère d’État chargé des droits de l’Homme, la dissolution de l’association Racines, le « Hirak » du Rif, les manigances de l’association « Al Adl Wal ihsane », l’état de la liberté religieuse au Maroc, le respect des droits homosexuels dans le pays… Ses analyses constituent le baromètre des Droits de l’Hommes dans le Royaume.
Entretien réalisé par Ridouane Erramdani, Younes Dafkir et Mohammed Zainabi
L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Vous avez été nommé par le Roi Mohammed VI en décembre 2018, en tant que Délégué Interministériel aux Droits de l’Homme. En quoi consiste, concrètement, votre fonction ?
Ahmed Chaouki Benyoub : Rappelez- vous, le contexte relatif à la création de la Délégation interministérielle aux Droits de l’Homme trouve ses origines dans l’expérience de la justice transitionnelle au Maroc en l’occurrence « l’Instance équité
et réconciliation » dont les recommandations, claires et directes, ont contribué à la révision de la Constitution. En résumé, la Délégation est là pour huiler la machine des Droits de l’Homme. Ses missions reposent sur trois piliers : la mise en place d’une structure qui puisse prévoir, prévenir et prédire les dangers résultants des tensions sociales, ensuite la médiation entre le citoyen et le pouvoir et enfin le suivi régulier de la situation des Droits de l’Homme au Maroc.
Suite à votre nomination par le Souverain, d’aucuns ont interprété votre désignation comme étant une manière de dessaisissement du ministère chargé des Droits de l’Homme de ses prérogatives ?
Il n’en est rien. Le tout est une question de coexistence objective et responsable. A mon niveau, je suis chargé de renforcer la protection des Droits de l’Homme. D’ailleurs, à la fin de mon mandat, on me demandera des comptes sur mes responsabilités. L’essentiel de mon travail consiste à contribuer au travail quotidien de la Délégation interministérielle. Le ministre d’État, Mustapha Ramid, a le libre choix des dossiers qu’il voudrait traiter. S’il y a bien un domaine où l’on doit faire preuve de coexistence et de
tolérance, et où l’on doit donner le bon exemple, c’est bien celui des Droits de l’Homme. Pour qu’il n’y ait pas de confusion entre le travail du Délégué Interministériel aux Droits de l’Homme et celui du ministre d’État chargé des droits de l’Homme, on gère les dossiers au cas par cas, mais le choix des dossiers à traiter revient au ministre d’État en premier.
Mustapha Ramid est l’un des figures de l’islam politique dans le pays. Cela ne peut-il pas avoir un impact sur la coexistence dont vous parlez ?
C’est vrai que Mustapha Ramid est l’un des leaders, su le plan national et régional, de l’islam politique. Et de mon côté, je suis adepte de l’école des Droits de l’Homme et acteur dynamique de la justice transitionnelle. Toutefois, la coexistence dont il est question ne peut pas être compromise par les opinions des uns et des autres. Nous n’avons qu’un fondement et un seul à suivre, celui de la Constitution de notre pays et ce que ce texte prévoit en matières des Droits de l’Homme. Notre rôle consiste à faire le maximum pour la protection et la promotion des Droits de l’Homme. Notre devoir est d’agir efficacement dans ce domaine. Nos actions ne peuvent en aucun cas être affecté par des opinions politiques.
L’opinion publique, tant nationale qu’internationale, tend à relever une régression en matière des Droits de l’Homme au Maroc. Partagez-vous ce constat ?
Il n’y a aucune régression en matière des Droits de l’Homme dans notre pays. D’ailleurs,
des cas d’enlèvement ou de détention arbitraire n’existent plus au Maroc. Il en va de même pour les cas de torture. Donc, on ne peut pas parler de régression. Je ne dis pas que tout va bien dans le meilleur des mondes, je dis seulement qu’il n’y a surtout pas de régressions en matière de Droits de l’Homme. En revanche, il est clair à mon sens que les attentes exprimées au sein de notre société ont atteint des proportions plus grandes que par le passé. Avec la disparition du sentiment de crainte et avec la liberté d’expression, les Marocains sont devenus plus exigeants envers l’État et ses représentants. Cependant, les structures d’accueil et de traitement des doléances des citoyens sont encore défaillantes.
Parlons justement de liberté d’expression. Que diriez-vous du cas de l’association « Racines » et que pensez-vous de sa dissolution ? Une telle décision est-elle justifiée, selon vous ?
Nous avons suivi la rencontre dont les organisateurs se sont auto-qualifiés de « nihilistes » et avons suivi les péripéties ayant été à l’origine de cette affaire. J’en conclus que si cette rencontre s’était déroulée dans l’intimité et le secret, entre quatre murs, les personnes y ayant participé auraient été libres de dire ce qu’elles voulaient, de boire ce qu’elles voulaient et de faire ce qu’elles voulaient. Or, ladite rencontre a été rendu publique. Je peux comprendre qu’elle ait heurté certaines sensibilités. C’est ce qui a donné naissance aux développements que l’on connait. Faut-il le rappeler, nous sommes dans un pays conservateur, qui reste marqué par 14 siècles d’Histoire. En tout cas, heureusement que cette affaire a fait l’objet d’un jugement civil et non pas pénal. Du point de vue du juriste que je suis, le motif de l’atteinte aux bonnes mœurs et aux valeurs de la société aurait suffi pour le parquet. Maintenant l’association a choisi de faire appel. J’espère, que le jugement rendu sera révisé. Dans le fond, si on voulait analyser le contenu de la rencontre abritée par l’association « Racines », je pense que
les jeunes qui étaient présents n’étaient pas suffisamment conscients de ce qu’ils risquaient et je peux les comprendre. Je n’approuve pas leurs actes, mais je peux les comprendre. Cependant, ce que je n’arrive pas à comprendre, ce sont bien les rapports de Human Rights Watch et d’Amnesty Internationnal sur le sujet.
Pourquoi ?
Parce que ces deux ONG ont surfé sur le jugement rendu et en ont conclu que le Maroc « réduit au silence les dernières voix libres » au Maroc. Tout d’abord, je ne peux pas considérer ces jeunes comme étant « les dernières voix libres » dans le Royaume. Que dire donc d’Abdallah Laroui ? D’Abdelilah Belkeziz ? De Noureddine Affaya ? De Mohamed Berrada ? Sont-ils tous morts ? Ensuite, nous ne sommes pas dans un pays «verrouillé », comme le laissent entendre ces ONG. Je trouve que c’est malsain de la part de ces ONG internationales d’oser de telles assertions.
Certains défenseurs des droits de l’Homme crient aussi à l’injustice concernant « Al Adl Wal Ihssane »…
J’interpelle cette association qui a organisé, dimanche dernier (ndlr, 21 avril 2019 à Rabat), une marche à travers laquelle elle a tenté d’instrumentaliser la douleur de certaines familles des détenus d’Al Houceima, de respecter la douleur de ces familles. En tant qu’ancien détenu, je sais ce que c’est ce que sont les douleurs de la détention. De telles actions malintentionnées portent atteinte au vivre-ensemble dans notre pays. Je dis aux membres de cette association : Ayez pitié des parents qui sont affligés par la poursuite ou l’emprisonnement de leurs fils, ne remuez pas votre couteau dans leur plaie !
Concernant justement les condamnations prononcées contre des manifestant d’Al Houceima lors de ce que certains appellent le « Hirak du Rif », elles sont considérées par nombre d’observateurs comme étant la preuve d’une grave régression…
Il s’agit dans ce cas précis de manifestations qui ont duré 6 mois. Et pendant tout ce temps, aucun membre des forces de l’ordre dépêchées sur place n’avait la moindre balle dans son arme. C’est un fait édifiant quant à la volonté de l’État de respecter le droit de manifester. Mais rappelons-nous du moment précis où les choses ont pris une fâcheuse tournure ayant nécessité l’intervention de l’État. C’est précisément lorsqu’un bâtiment de la Sûreté nationale a été incendiée et lorsque l’incident de la mosquée est survenu (Ndlr : N. Zefzafi avait interrompu un prêche du vendredi). Dans ces circonstances, l’État est intervenu pour rétablir l’ordre. Soit dit en passant, ce terme de «Hirak» doit nous interpeller. Qui a décidé de cette appellation ? Cette expression a été montée de toutes pièces dans des réunions fermées et qui ont conduit à la chute de grands État tels que l’Iraq, la Syrie et la Libye. C’est étrange, depuis quand le concept du « Hirak », avec tout ce qu’il comporte comme sens, fait-il partie de notre culture ? Ce que je peux vous dire, c’est que l’on ne sait pas tout de ce qui s’est passé dans le Rif. D’ailleurs, je profite de cette occasion pour annoncer que je publierai fin juin 2019, un rapport objectif sur l’affaire d’Al Houceima et les Droits de l’Homme.
Des jugements rendus dans cette affaire sont critiqués. Votre commentaire ?
Je pense que nous avons besoin d’un véritable débat de fond. Qu’il y ait eu une crise de la médiation entre l’État et les différents intervenants à Al Houceima, oui je suis d’accord. Que les politiques publiques n’aient pas été mises en place à temps et qu’il n’y ait pas eu de réactions face aux demandes des habitants de la région, que la crise ait été mal gérée, oui je suis d’accord. Cependant, il faut étendre et approfondir le débat. Car en l’absence des débats de fond, surviennent des lectures hasardeuses et dangereuses. Je vous rappelle que certaines des lectures de ce mouvement prédisaient l’apocalypse ou des choses du genre. Les faits montrent aujourd’hui qu’il n’en a rien été. Encore une fois, il faut donc qu’il y ait un vrai débat. Concernant les jugements, le juge devait répondre à une seule question : est-ce que les faits qui ont eu lieu à Al Hoceima doivent être sanctionnés par la loi ou non ? Ce que je veux dire, c’est qu’on ne demandait pas à ce juge de prouver qu’il y avait des défaillances socio-économiques à Al Houceima ou du retard dans la réalisation d’infrastructures locales.
Dans un autre dossier, celui de Taoufiq Bouachrine, là encore d’aucuns ont crié à l’injustice. Quel est votre avis sur cette affaire ?
Tout d’abord, Taoufiq Bouachrine est un journaliste professionnel et en quelque sorte, un opposant. Mais ces deux caractéristiques ne peuvent en aucun cas « plaider » en sa faveur. Il y a 5 ans, le président d’une grande institution financière étrangère était sur le point de devenir le Président d’une grande démocratie d’Europe occidentale (Ndlr : Dominique Strauss-Kahn), jusqu’à ce qu’il ait été jugé pour agression sexuelle d’une femme de chambre dans un hôtel à New-York. Sa carrière a été anéantie. Pour revenir à
Taoufiq Bouachrine, celui-ci a été accusé de viol et de traite d’êtres humains. Je me suis refusé de commenter l’affaire avant que le verdict soit rendu. Aujourd’hui, je peux dire qu’il y a eu de réelles agressions dont été victimes des femmes. Je m’étonne avec douleur du traitement réservé à ces dernières. Il fallait au moins écouter ce que ces femmes avaient à dire. Et j’irais plus loin, la preuve ne m’intéresse guère, lorsqu’il s’agit d’atteinte à des Droits de l’Homme ou quand il est question d’agressions sexuelles dont sont victimes des femmes ou des enfants. Que des enregistrements vidéo aient été réalisés dans ces cas par l’agresseur, par un concurrent politique ou un concurrent économique, cela ne m’intéresse guère. Ce qui m’intéresse
surtout, ce sont les faits.
Que pensez-vous de l’état de la liberté religieuse au Maroc ?
J’estime que la liberté de pensée est plus importante que la liberté de conviction. Historiquement, c’est la première qui a ouvert à la seconde, les portes de l’épanouissement. La liberté de pensée a toujours existé au Maroc. Pour la liberté de conviction et donc de croyance, c’est plus compliqué. J’essaye de rester distant par rapport à cette problématique et je pense qu’il faut tout d’abord écouter les théologiens spécialisés en la matière. Car, je vous le rappelle, nous sommes dans un pays arabe et musulman et nous sommes dans un pays conservateur. Je pose la question : sommes nous prêts, si l’on veut débattre de la conviction religieuse, à donner la parole aux chiites, par exemple ?
Que pensez-vous de la parité dans l’héritage ?
Sincèrement, je n’ai pas de réponse convaincante à donner sur ce sujet. J’appartiens à l’école qui se pose la question de comment faire pour encadrer le débat autour de ce sujet et pour qu’on puisse protéger les droits des femmes. Si vous me posez la question à titre personnel, je vous répondrai que lorsque mes parents ont quitté la vie, que Dieu ait leurs âmes, ils m’ont laissé 4 soeurs. J’ai pris mon héritage et je l’ai partagé entre deux de mes soeurs. Et je pense par ailleurs qu’il faut discuter sérieusement de la « Wassiya », car dans le fond, la question de l’héritage demeure une question économique et financière.
Que pensez-vous de la condition des homosexuels au Maroc ?
Vous savez, notre littérature arabe est largement imprégnée par des figures homosexuelles, tout au long de son histoire. Que ce soit dans les arts, la poésie ou la littérature… La Constitution ne donne pas le « droit » d’être homosexuel. Cependant, et ce qui me semble être le plus important, c’est que les lois protègent les homosexuels
contre toute agression. Les homosexuels auront-ils une voix au Maroc dans le futur ? Ce sera une question à laquelle devra répondre mon fils ou mon petit-fils ✱
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via Abdo El Rhazi Interview exclusif avec Ahmed Chaouki Benyoub, Délégué Interministériel aux Droits de l’Homme
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