Tuesday, April 30, 2019

Le Politologue et professeur à l’Université GalatasarayAhmet Insel : « La principale raison de trébuchement, c’est la crise économique »

La devise veut que « qui contrôle Istanbul, contrôle la Turquie » et Erdogan est en passe de perdre le contrôle de son fief historique, après 25 ans aux mains de son parti, l’AKP. La coalition du Président Turc perd également Ankara. Malgré ce revers cuisant pour Recep Tayyip Erdogan, sa coalition avec l’extrême-droite lui permet de rester la première force politique du pays, avec une légère avance. La victoire de l’opposition dans les grandes villes reste pour beaucoup le symbole de l’ancrage démocratique du pays, en dépit de la dérive autoritaire du Président. Mais aujourd’hui, la Turquie retient son souffle, l’AKP a contesté les résultats et demandé un recomptage à Ankara et Istanbul.
Ahmet Insel, politologue et professeur à l’Université Galatasaray, analyse pour notre correspondante à Paris Noufissa Charaï, la situation en Turquie au lendemain des élections municipales.

Entretien réalisé par Noufissa Charaï @NoufissaCharai

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Lors des dernières élections municipales du 31 mars, l’AKP, le parti d’Erdogan, a perdu Ankara et Istanbul et d’autres grandes villes. Tayyip Erdogan disait lui-même « Celui qui perd Istanbul vacille », est-ce le cas du Président turc ?

AHMET INSEL : Vaciller c’est un mot un peu dur, mais c’est sans aucun doute un trébuchement du Président. Les dirigeants de l’AKP contestent les résultats et ils ont provoqué le recomptage des voix dans 8 districts sur 31 d’Istanbul. Malheureusement, nous craignons que le gouvernement ne reconnaisse pas la victoire de l’opposition à Istanbul. Ils disent qu’il y a 270.000 bulletins nuls qu’ils veulent recompter, car l’écart entre les candidats est de 25.000 voix, ils essayent de dire qu’il y a une erreur de comptage. C’est cocasse, car le parti au pouvoir conteste les élections qu’il a lui-même organisées.

Les populations des grandes villes sont-elles devenues hermétiques au discours islamo-conservateur de l’AKP ?

L’équilibre d’Istanbul est très significatif. Les candidats de l’opposition et du pouvoir ont obtenu chacun à peu près 48% au premier tour. La principale raison de trébuchement, c’est la crise économique dont les conséquences se font ressentir au quotidien. L’AKP n’a pas perdu beaucoup de voix. En 2014 le maire AKP d’Istanbul a été élu avec 47% des voix, et aujourd’hui la coalitiondel’AKP a obtenu 48% des voix. La différence vient du comportement de l’opposition. Laquelle a présenté un candidat unique, c’est peut-être là la différence. Face au pouvoir islamo-conservateur de plus en plus autoritaire et dictatoriale, l’opposition a compris qu’il ne fallait pas être dispersés mais unis, car en Turquie celui qui arrive devant au premier tour gagne.

Le parti présidentiel reste la première force politique du pays, peut-on quand même parler de défaite ?

Comme l’AKP a fait une coalition avec l’extrême-droite nationaliste, ils ont à peu près 51% des voix au niveau national. Mais pour arriver à 50%, l’AKP a besoin des voix de l’extrême-droite nationaliste, alors qu’il y a quelques années encore le parti obtenait ces résultats seul. L’AKP est aujourd’hui dépendant du parti d’extrême-droite nationaliste.

La Turquie connaît une période de récession économique majeure, avec une dépréciation de 30% de la livre turque à l’été 2018, une inflation dépassant les 20% et un taux de chômage à 13,5%. Le contexte économique peut-il expliquer le recul de l’AKP ?

Le ralentissement économique est l’un des principaux facteurs qui explique le recul de l’AKP. Il y a effectivement le chômage, l’inflation, la dépréciation de la monnaie turque, auquel s’ajoute une fuite des capitaux de la Turquie. Il y a donc un mécontentement d’une partie de la classe urbaine qui vote AKP parce que le parti est certes islamo-conservateur, autoritaire mais il a toujours su gérer l’économie, c’est pour ça que la classe urbaine conservatrice et même centriste continuaient néanmoins de voter pour eux. Aujourd’hui, la confiance est rompue. L’excellente santé de l’économie turque est un épisode qui remonte à 2003-2009. Mais depuis quelques années, l’économie commence à s’essouffler, nous sommes arrivés à l’épuisement de la capacité de dynamiser l’économie par les travaux publics, la construction et le soutien au bâtiment. Le secteur immobilier est aujourd’hui en crise, et la charge de ses dépenses commence à peser sur la dette publique et sur le budget de l’État et le retour sur investissement ne se fait pas. Cette logique de soutien à la demande intérieure et la dynamisation de l’économie par le secteur de la construction est épuisée. L’économie turque est dépendante des capitaux extérieurs, mais pour qu’ils affluent massivement, comme dans les années 2000, il faut assurer des garanties de prévisibilités et un Etat de droit. Or, aujourd’hui c’est l’État de l’arbitraire. Les investisseurs étrangers sont donc frileux face à des décisions arbitraires du gouvernement et de la Justice, par conséquent des fonds d’investissements internationaux ont retiré leur placement en Turquie. Le troisième facteur, c’est que dans les années 2000 nous allions bientôt intégrer l’Union-Européenne, mais cette porte se referme, ce qui augmente pour les investisseurs étrangers l’insécurité et l’imprévisibilité en Turquie. Même les investissements nationaux, les chefs d’entreprises du pays reportent les décisions d’investissement car ils ne savent pas si l’union douanière européenne va continuer. Quelles sont les alliances économique et politique de la Turquie ? La tension permanente avec les Etats-Unis va-t-elle continuer ou s’aggraver ? Cela crée beaucoup d’incertitude.

Cette opposition est composée de plusieurs fronts, peut-elle faire face à l’AKP et offrir un projet politique cohérent ?

Pour le moment non, Erdogan a réussi à faire en sorte que la moitié qui vote pour lui le soutient et l’autre moitié le déteste et le haït ! Du coup, haïr, détester Erdogan n’est pas un projet politique, mais il n’a pas laissé d’autres choix à l’opposition. Le seul moyen qu’avait l’opposition de s’unir, c’était en faisant voter les gens contre Tayyip Erdogan. Malheureusement, il n’y a pas de projet politique alternatif puissant construit, mais dans un instinct de survie l’opposition s’est réunie pour montrer qu’au niveau électoral, elle compte autant que le parti d’Erdogan, mais pour l’instant cela se limite à un parti anti-Erdogan.

Cette défaite va-t-elle influer sur la politique intérieure d’Erdogan ?
S’il était dans une vision rationnelle, il devrait comprendre que la politique de terreur de l’État ne paie plus, mais nous ne sommes pas dans cette situation. Tayyip Erdogan est devenu prisonnier de son sentier d’autocratie et il est prisonnier aussi de l’alliance avec l’extrême-droite nationalistequi est pour des positions dures et violentes notamment sur la question kurde. Je ne pense pas qu’Erdogan puisse revenir en arrière car il ne veut pas rendre des comptes. Pour revenir vers la démocratie, il doit rompre avec son allié et dans ce cas il perd la majorité et le dernier point c’est qu’Erdogan pense qu’il peut consolidersa base électorale en hyperpolarisant la scène politique.

Le Président turc va-t-il changer de position dans sa politique étrangère ? Y aura- t-il une nouvelle intervention en Syrie ?

Il ne faut pas s’attendre à un changement majeur de la politique extérieure. Pour la Syrie, ce sont les Américains et les Russes qui autoriseront ou pas la Turquie à intervenir. A Afrin, les Russes ont fermé les yeux mais pour Manbij, les Américains et les Russes ont refusé. Tayyip Erdogan voudrait évidement intervenir et occuper Manbij et il passerait à l’est de l’Euphrate pour chasser les combattants kurdes. Évidemment qu’il voudrait faire ça, mais il n’a pas les moyens, il n’est pas maître du jeu en Syrie. Donc sans le feu vert des Etats-Unis et de la Russie, il n’ pas les moyens de son action.

Peut-on s’attendre à un changement dans les relations de Recep Tayyip Erdogan avec l’Union-Européenne, mais également avec les États-Unis et la Russie ?

Avec les États-Unis il y a des hauts et des bas à cause de l’armement en Turquie. L’armée turque achète des fusées solair (S-400) à la Russie et les États-Unis craignent que dans le cadre de l’Otan, les fusées anti-aériennes russes soient utilisées contre l’aviation américaine puisque l’armée turque est essentiellement équipée en avion de chasse américain. Les Américains ont suspendu la livraison des avions de chasse modernes F-35 à la Turquie. Les États-Unis et le commandement général de l’OTAN ont averti la Turquie, membre elle aussi de l’organisation, car la Russie est le rivale principal de l’OTAN. La Turquie est donc en froid dans l’OTAN, il y a des tensions avec les États-Unis et l’Union Européenne. Le Parlement européen a demandé en mars à la commission de suspendre officiellement le processus de négociations en vue de l’adhésion de la Turquie.

Par ailleurs la Turquie occupe une petite partie de la Syrie, le gouvernement syrien considère l’armée turque comme une force d’occupation et exige son retrait. Le conflit kurde perdure en Turquie mais également dans les frontières au sud avec l’Irak et la Syrie. La Turquie est un pays qui a plusieurs conflits qui se superposent et sa position au sein de l’Alliance atlantique est fragilisée.

Recep Tayyip Erdogan essaye de devenir le représentant de l’islam sunnite, nous l’avons encore vu après l’attaque terroriste en Nouvelle-Zélande. Quel est le but ?

 

Ceci est à usage interne, par ce biais, il essaye de mobiliser l’électorat islamo-conservateur en Turquie. Avec cette position, il essaye de montrer qu’il résiste aux croisés, au monde chrétien, au sionisme. Erdogan veut se montrer comme un musulman pieu, croyant et islamiste et il voit la position de l’islam comme un combat contre le monde mécréant. Cette position où il apparait comme le défenseur des droits des musulmans à Jérusalem, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis, bref dans les quatre coins du monde, satisfait probablement son égo et son orgueil et la fonction principale est dirigée vers l’intérieur.

La victoire de l’opposition, signifie-t-elle qu’il reste un ancrage démocratique en Turquie ou est-ce un écran de fumée ?

Totalement, mais déjà j’espère que Tayyip Erdogan et son équipe ne refusent pas la victoire d’Istanbul à l’opposition car dans ce cas nous perdrions le dernier ancrage démocratique en Turquie : la croyance aux résultats des élections. Les élections en Turquie sont le dernier ancrage démocratique du pays, c’est extrêmement important avec une participation à 85% et une vraie légitimité électorale, même si la campagne électorale est injuste, déséquilibrée et entièrement contrôlée par le pouvoir. Mais ce qui rentre comme bulletin dans les urnes sort vraiment comme résultat et ça c’était un acquis démocratique de la Turquie. Si Erdogan ne reconnait pas sa défaite à Istanbul, ce dernier acquis démocratique va être brisé. D’autre part, il y a une résilience démocratique de la société civile, des organisations des droits de l’Homme et de l’électorat démocrate, laïc et nationaliste dans certains côtés, les Kurdes, contre l’autocratie et l’autoritarisme en Turquie et ils se sont mobilisés aux élections locales, comme nous venons de le voir.

Deux ans après le « coup d’État » raté et les purges, quelle est la situation des droits de l’Homme en Turquie ?

Ça continue de plus belle, Erdogan utilise cette accusation de participation au coup d’Etat et d’organisation terroriste comme une «épée de Damoclès» permanente pour menacer toute contestation au sein de son parti, de l’administration et de la société civile. Il a transformé le coup d’État en un contre coup d’État permanent contre la démocratie.

Interview parue dans le magazine L’Observateur du Maroc et d’Afrique le 5 avril 2019

 

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via Abdo El Rhazi Le Politologue et professeur à l’Université GalatasarayAhmet Insel : « La principale raison de trébuchement, c’est la crise économique »

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