‘Dans son second roman, « Dames de cœur sur le carreau », Nicole Elgrissy dresse de sa plume trempée d’humour et d’impertinence un tableau sans concessions de la société marocaine contemporaine sous le prisme des relations hommes-femmes. Rencontre à bâtons rompus avec une éveilleuse de consciences.’
1-Cinq années séparent « Dames de cœur sur le carreau » de votre premier livre « La Renaicendre ou mémoires d’une marocaine juive et patriote » paru en février 2010. C’était le temps de la maturation ?
Cela fait plusieurs années que je caressais l’idée de ce second roman. Je n’ai d’ailleurs pas cessé d’écrire après la Renaicendre, mais j’ai été écœurée par l’édition après mes déboires avec son premier éditeur. Celui-ci s’est approprié ma propriété intellectuelle et ne m’a jamais reversé mes droits d’auteur sur la vente de La Renaicendre, resté en tête des ventes pendant 6 mois. J’ai gagné mon procès contre Afrique Orient après trois ans de bataille judiciaire. Cette mésaventure m’a fait d’autant plus de peine que j’avais écrit ces mémoires avec toutes les tripes qu’on peut mettre dans la rédaction de son premier ouvrage. Et que ladite maison d’édition n’a jamais assuré la moindre promotion à un roman qui a osé lever le voile, avec humour et sans tabous, sur la déchirure de l’exode des Juifs du Maroc après 40 ans de silence.
2-Ce nouveau roman est-il porteur d’un message aux Marocains comme le premier ?
Oui, je l’espère bien. J’aimerais que « Dames de cœur sur le carreau » fasse prendre conscience aux Marocaines qui le liront, toutes confessions confondues, qu’il est très dangereux de lier sa vie à un homme que l’on connait très peu. La pression sociale et familiale, la peur de la solitude et le compte à rebours de l’horloge biologique entraînent nombre de filles dans des mariages hâtifs et hasardeux qui peuvent s’avérer dramatiques pour elles et leurs éventuels enfants. Or, avant de s’engager, il faut donner du temps au temps, bien réfléchir, peser le pour et le contre, voir si on a suffisamment d’affinités avec son futur conjoint et si celui-ci possède les qualités pour être un mari aimant et un père responsable.
3-Beaucoup de Marocaines jettent la pierre à leurs compatriotes masculins, qu’elles accusent de lâches, de coureurs de jupons et de machos rétrogrades.
La société marocaine n’a jamais connu autant de divorces, de familles déchirées, de femmes en dépression et d’enfants en souffrance. Ces traumatismes ont rendu les femmes comme les hommes méfiants à l’égard du sexe opposé et instauré un climat social lourd et malsain. Les femmes accusent les hommes qui à leur tour jettent la pierre aux femmes. Les Marocaines ont toujours fait montre de perspicacité et d’intelligence. Elles doivent comprendre qu’elles ne seront jamais américaines ni européennes. A quoi bon fuir une réalité qui vous rattrape toujours ? Malgré l’occidentalisation de notre mode de vie, nous sommes restés une société foncièrement traditionnelle et patriarcale. On sait ainsi depuis des siècles que l’homme marocain a très souvent deux faces : il raffole des filles faciles pour s’amuser, mais jamais il n’en épousera une. Or, plus il y aura de filles faciles, moins il y aura d’hommes désireux de se marier. Les mères doivent enseigner à leurs filles à se donner de la valeur et à leur fils de se montrer plus respectueux envers les femmes en cessant de les considérer comme des objets de plaisir que l’on jette une fois consommés.
4-Vous abordez la violence conjugale à travers le personnage d’Esther Azencot, casablancaise battue par son mari musicien dans le Casablanca des années 60-70. Pensez-vous que les Marocaines de confession juive étaient aussi résignées que leurs concitoyennes musulmanes sur leur sort?
Je dirais plutôt qu’elles avaient et font preuve encore pour certaines de davantage de retenue car la communauté juive est petite, les rumeurs y circulent à la vitesse de la lumière et les concernées n’ont aucune envie d’être le centre des cancans au prochain shabbat. Par ailleurs, la plupart des rabbins-juges donnent systématiquement raison au mari et font tout pour éviter qu’il ne soit mis en prison, comme ils refusent souvent d’accorder le guet (divorce religieux) aux femmes désireuses de se séparer de leur conjoint pour adultère ou incompatibilité d’humeur. A force d’interpréter et de dicter les lois religieuses à leur guise, ils finiront par inventer le Thaï kasher et le couscous aux crevettes ! (rires).
5-Quel serait le remède selon vous à cette violence?
L’éducation, encore et toujours. Par le passé, l’ignorance, la dépendance financière et les lois permissives faisaient que les femmes marocaines, juives comme musulmanes, étaient démunies et désemparées devant la violence de leur mari. Aujourd’hui, beaucoup ont appris à se défendre, rendre la pareille ou faire leur valise dès la première gifle. D’autres font toujours appel à un frère ou un cousin costaud pour régler son compte au maître ès-aïkidobic (néologisme, mélange d’aïkido et d’aérobic) qui tape avec ses poings, ses pieds et dans tous les sens (rire). Il y aussi celles qui font la grève de la couche conjugale ou pour les plus courageuses, qui portent plainte devant la justice et obtiennent gain de cause. Ceci dit, quelque soit le cas, un homme violent est un homme malade, que seule une psychothérapie peut soigner. La seule différence avec le passé, c’est qu’aujourd’hui les hommes violents savent qu’ils ne jouissent plus de la même impunité. Enfin, plus globalement, c’est l’Amour avec un grand A qu’il faut recultiver dans nos cœurs.
6-Dans ce second roman, vous déplorez à ce propos la déliquescence des valeurs traditionnelles marocaines.
Effectivement, je dresse un constat affligeant, celui d’un bilan sociétal et émotionnel désastreux. On a adopté les bons aspects mais aussi les pires côtés de la modernité. L’exemple le plus parlant est celui des Marocains de l’étranger. Dans leur volonté d’intégration à leurs sociétés d’accueil et sous prétexte de manque de temps et d’énergie, beaucoup ont cultivé l’égoïsme et l’individualisme et jeté aux orties les valeurs marocaines d’hospitalité, de savoir-vivre, de respect des aïeux et d’entraide envers les proches, les amis et les voisins. Mais une fois à la retraite, quand ils se retrouvent seuls avec leurs souvenirs et désirent renouer avec leurs racines, ils se rendent compte de tout ce qu’ils ont perdu en chemin. Ce scénario était prévisible. Les crachats qu’on envoie sur les valeurs morales nous reviennent toujours au visage comme un boomerang.
7-Etes-vous pessimiste quant à l’avenir de la société marocaine ?
L’exode de centaines de milliers de marocains juifs et musulmanes a été destructeur. Le ciment de la Famille marocaine s’est effrité quand les Marocains sont allés construire des pays étrangers au lieu de rester se battre pour bâtir le leur. Je vois les Marocains du monde comme des héros romanesques de Paolo Coehlo, qui s’en vont faire le tour du monde pour chercher les trésors qui se trouvent en réalité chez eux. Ces trésors, ce patrimoine immatériel, ce sont la famille, le sourire gratuit, l’humilité, la compassion naturelle et la solidarité sociale. Ce sont les seules valeurs qui ne s’effondrent jamais. Elles constituent aussi le meilleur rempart contre la corruption tentaculaire et la montée de l’intégrisme religieux. A nous de les restaurer afin de redonner à la marocanité toutes ses lettres de noblesse. Renaissons de nos cendres pour réédifier les bases d’un Maroc multiculturel et fort de ses singularités.
via Abdo El Rhazi Nicole Elgrissy, Dames de cœur sur le carreau
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