Fans ou fanatiques ? De la passion au dévouement aveugle annulant le droit de l’autre à exister, il n’y a qu’un fil. En football, comme en n’importe quelle discipline, l’excès de zèle est toujours source de dépravation. Ce qui est arrivé en cette soirée du 12 février 2020, au stade Moulay Abdellah à Rabat, suite au match ayant opposé le Raja de Casablanca et l’AS FAR, en atteste éloquemment. « Le spectacle était d’une extrême brutalité. Les choses ont vite dégénéré et les affrontements entre supporters Rbatis et ceux Casablancais étaient tellement violents. Du sang a coulé ce soir gratuitement. C’est vraiment désolant de voir comment un simple match de foot s’est transformé en boucherie », nous raconte Rachid, un supporter casablancais qui n’en revient pas d’y être échappé intact ce soir-là.
L’Histoire se répète
Triste rappel d’un certain jeudi noir, 11 avril 2013. Mêmes protagonistes, cette fois-ci à Casablanca. Plus de 200 personnes ont été arrêtées à l’issue des agressions physiques et des actes de vandalisme survenus suite au match ayant opposé le Raja de Casablanca à l’équipe des FAR de Rabat. Tout y passe : commerces, moyens de transports en commun, voitures de particuliers, boutiques… On saccage et on ne fait pas de distinction. Citoyens et supporters sont attaqués et grièvement blessés. La grogne des supporters est tellement incontrôlable que la ville se transforme, le temps d’un après-midi, en véritable champ de bataille. Les Verts versus les Militaires ; si le score du match était à égalité, en dehors du stade, il en était autrement. C’est la guerre de supporters déchainés. Un après-midi qui vire vite au cauchemar. Sept ans plus tard, ce triste souvenir remonte en surface. Des vidéos, des photos et des récits sanglants, terrifiants et surtout désolants. Le plaisir que devrait procurer un match de foot est troqué contre une jouissance malsaine gratifiant une violence inouïe.
Fanatisme sportif
Mais comment peut-on basculer aussi facilement d’une ambiance festive à une démonstration grandeur nature de fanatisme sportif ? « La violence observée dans nos rues, nos établissements, nos stades de football, dans notre espace public en général pourrait être analysée comme une régression vers des modes d’expression archaïques et infantiles qui fragilisent la cohésion sociale. Ce phénomène pourrait être compris comme un signe et une conséquence de la crise de la société : crise culturelle, crise économique, crise de valeurs, de l’identité et crise du modèle politique », nous explique auparavant le sociologue Khalid Hanefioui. Crise multidimensionnelle qui semble affecter particulièrement la jeune population des stades. En mal d’espace d’expression et de pistes pour canaliser une énergie débordante et souvent inutilisée, un bon nombre de supporters trouvent leur « bonheur » dans les stades, parmi une foule aux mêmes référentiels, animée par la même passion et par les mêmes préoccupations.
« Les supporters se présentent toujours comme apolitiques, mais le football au Maroc est devenu un lieu d’expression de l’errance socio-économique des jeunes exclus de la société. Le « supporterisme » serait un moyen d’expression, de protestation et surtout le cadre de construction d’identité, une manière d’exprimer un désir de paraître, d’exister et d’être reconnu au sein d’une société dont ils se sentent plutôt exclus », analyse Abderrahim Bourkia, journaliste et auteur du livre « Des ultras dans la ville ». Une description qui nous rapproche un peu de l’état d’âme d’une jeunesse croulant sous le poids d’un mal être tenace et qui se réalise, en quelque sorte, à travers les victoires de ses équipes préférées. S’y identifiant à fond, toute défaite, toute « atteinte », toute « accusation », est considérée comme une attaque personnelle, une attaque directe à l’amour propre d’un jeune en mal de repères.
Guerre psychique
« Etre au sein d’un groupe de supporters permettrait à ces jeunes de s’approprier une identité propre, de construire un mode de vie, une appartenance, une identité collective face aux autres. Certains peuvent voir ce mouvement social comme naïf, dépolitisé… Alors que les chants et les tifos affichent des messages sociaux clairs liés aux problématiques touchants les jeunes : Chômage, pauvreté, exclusion, mépris, incompréhension et envie de quitter ce pays et se faire un autre avenir et une vie meilleure ailleurs », rajoute Bourkia. Chants, tifos, groupes facebook, posts et contre-posts à longueur de journée sur les réseaux sociaux… tous les moyens sont bons pour s’exprimer « librement » et partager passion, doute, réserve, grogne et révolte contre les adversaires. « En considérant la multitude de messages, de posts et de publications rendues publiques sur les réseaux sociaux, au sein des groupes de supporters de part et d’autres, l’on peut comprendre la profondeur et l’ampleur des influences exercées sur ces jeunes. La veille d’un match donné et bien avant, la mobilisation est extrême et quand on dit mobilisation c’est aussi bien positivement que négativement », commente Youssef, un jeune supporter wydadi.
En encourageant leurs équipes, les fans dépassent souvent les limites. Un simple tour sur les groupes de supporters sur les réseaux sociaux et même sur les pages personnelles, nous révèle comment la situation a dégénéré ces dernières années. Trêve de « supporterisme » dans la bonne humeur et le respect de l’esprit sportif. C’est franchement une guerre psychique entre gangs. Tout y est permis. Caricatures, trolls, insultes, mépris, attaques, diffamations, menaces… La violence verbale conjuguée à l’impression « d’impunité » et au « faux » courage procuré par le fait d’être caché derrière un écran, nous voilà avec un cocktail Molotov à base de fanatisme sportif pur jus. « Et l’on s’exclame lorsque ça nous explose entre les mains une fois dans les gradins. Cette violence physique aussi étonnante qu’elle est, n’est que l’aboutissement logique de la mobilisation et de la propagande ayant précédé le jour j. Il en faut un exécutoire à toute cette tension cultivée si minutieusement sur les réseaux sociaux », rajoute Youssef qui en sait quelque chose car très actif sur facebook et toujours présent dans les gradins. « Ainsi les supporters de l’équipe « ennemie », les équipements du stade et de la ville, les biens des citoyens et parfois même ces derniers, la presse, les forces de l’ordre deviennent une cible à une violence mal canalisée », rajoute l’activiste
« Il semble pertinent de parler d’un mouvement social car l’importance du supporterisme et des « Ultras » réside dans le processus identitaire de nombreux jeunes qui se définissent socialement comme supporters et prennent les tribunes des stades pour un lieu d’expression. A mon avis, il y a certes une profondeur dans « la cause des supporters » qui explique l’engouement des milliers de jeunes pour ce mouvement. Leurs chants et slogans reflètent en effet un malaise social sous-jacent qui s’exprime à travers des revendications pacifiques tels les chants et autres slogans ; ou par des affrontements et actes de violences d’une composante de la société qui n’est pas socialisée et n’ayant pas acquis des outils de communication pacifique », analyse l’auteur « Des ultras dans la ville » avant de proposer une piste pour les « encadrer ». « A mon avis, il faut élaborer une feuille de route, y inclure et intégrer des plans socio-économiques, parier sur l’accès à la culture et au sport afin d’assurer une bonne combinaison entre l’aspect sécuritaire, capital et incontournable, et l’aspect social. Ceci en renforçant le rôle des agents de la socialisation : famille, école et maisons de jeunes et en créant davantage de centres socioculturels de proximité accessibles à toutes et tous. Les manifestations des ultras et des supporters en disent long sur ce qui les travaille de l’intérieur que ça soit en termes d’idées, de croyances, de savoir-être, de représentations et de référentiels », conclut le chercheur.
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via Abdo El Rhazi Hooliganisme : La guerre des gradins
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