L’Observateur du Maroc et d’Afrique : La nouvelle année judiciaire s’ouvre avec la promesse de la « nouvelle politique pénale » que vous avez annoncée lors du Conseil du gouvernement tenu fin décembre dernier. Où en êtes-vous dans la concrétisation de cet énorme chantier ?
Mohamed Ben Abdelkader : Effectivement, j’ai déjà fait une présentation devant le Conseil du Gouvernement le 26 décembre 2019 sur « les introductions générales de la politique pénale marocaine », l’objectif étant d’identifier les réglementations qui régissent la politique pénale et le modèle que nous souhaitons appliquer pour cette politique, qui a été malheureusement limitée par les discussions sur certaines questions techniques sans traiter ses fondements, ses références et ses orientations à suivre.
Dans ce contexte, la présentation a constitué une bonne occasion d’examiner cette question devant le Conseil du Gouvernement, s’articulant principalement sur trois introductions initiales. La première concerne la définition des concepts généraux de la politique pénale, en termes de son enracinement conceptuel, de sa nature comme étant une politique publique, de ses objectifs, ses acteurs, son élaboration, son exécution et son évaluation.
La deuxième met l’accent sur les manifestations de la crise de la politique pénale, marquée principalement par cette inquiétante étrangeté constitutionnelle et sociétale du code pénal, par le manque de coordination entre la politique pénale et le reste des politiques publiques de l’Etat, l’absence d’organismes auxiliaires pour les mécanismes traditionnels de la justice pénale, le taux élevé de la détention provisoire, l’inefficacité des peines privatives de liberté de courte durée, le taux élevé de la récidive et l’augmentation de nombre des affaires et les textes juridiques coercitifs.
Et la dernière introduction concernait les nouvelles perspectives de la nouvelle politique pénale, en mettant l’accent sur les piliers solides et la multi- référence internationale et nationale sur laquelle elle est basée, en déterminant les outils de son travail et les moyens de sa préparation, notamment l’outil législatif à travers un plan législatif primordial et l’outil institutionnel par la création d’organes parallèles et auxiliaires aux organismes de la Justice pénale, au sommet l’Observatoire National de la Criminalité. Ainsi que le dévoilement de nouvelles approches de la politique pénale, à la fois dans le domaine de la promotion des droits et des libertés individuelles, le renforcement des garanties d’un procès équitable et le renforcement des mécanismes de lutte contre la criminalité, le renforcement des organes de la justice pénale et l’amélioration de son efficacité par la simplification et la modernisation des règles et des procédures, tout en travaillant sur la mise en place d’une politique punitive, d’intégration et de réhabilitation et une approche d’une politique pénale humanitaire à la justice juvénile qui réponde aux exigences de cette catégorie.
Et afin d’optimiser les grandes orientations de la politique pénale mentionnées ci-dessus, de nombreux ateliers législatifs
et institutionnels seront ouverts, notamment le projet de révision du Code Pénal et le Code de Procédure Pénale. Nous travaillons actuellement à établir des liens juridiques et institutionnels pour relier tous les secteurs impliqués dans la politique pénale à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation.
Comme vous venez de le précisez, la nouvelle politique pénale devra aller dans le sens de la modernisation et la protection des libertés, et donc pas seulement de l’ordre public. Votre vision est-elle partagée par l’ensemble des composantes de la majorité ?
Partagée et enrichie surtout en ce qui concerne l’urgence d’adapter le code pénal aux valeurs et dispositions de la Constitution, mais aussi la nécessité de refonte de la politique pénale marocaine sur l’équilibre entre le souci de lutter contre la criminalité et le devoir de protéger les droits et les libertés, une équation assez difficile qui exige une compétence rigoureuse et un grand professionnalisme. L’approche des droits de l’Homme devrait constituer à mon sens un pilier fondamental de la politique pénale marocaine, car elle tire sa première référence de la Constitution, qui a désigné tout un chapitre sur les libertés fondamentales et interdit toutes les formes d’abus, telles que la torture, la détention arbitraire, le génocide et d’autres crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et toutes les violations graves et systématiques des droits de l’Homme. Elle est également fondée sur le respect des Conventions internationales et les recommandations des Comités des Nations Unies, et sur les discours royaux qui ont insisté sur la garantie de l’équilibre susmentionné (Le discours royal prononcé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI à l’occasion du 56e anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple et qui l’a consacré à la question de la réforme judiciaire : « …Il est, donc, nécessaire d’adopter une nouvelle politique pénale fondée sur la révision et l’adéquation du Code de Procédure Pénale ».
On vous pose la question parce qu’on voit bien que les ministres de la Justice se succèdent sans que la réforme du Code Pénal, par exemple, n’avance d’un iota. Qui ou qu’est-ce qui bloque cette réforme ?
Le projet de révision du Code Pénal est inclus dans le plan législatif du ministère de la Justice, mais je tiens à préciser que le droit pénal n’est pas un droit ordinaire. Il se rapporte aux droits et libertés régis par les valeurs, il se réfère à l’ordre public, et il est d’une importance primordiale en tant qu’outil de contrôle, de criminalisation et de dissuasion d’un éventail de comportements, ce qui en fait l’objet d’un suivi et d’une attention de différentes composantes et sensibilités de la société. Il ne faut pas donc se faire emporter par un certain populisme pénal qui propose des solutions simplistes à des problématiques complexes, en inspirant le législateur à adopter une loi répressive dans le but de plaire à son électorat et d’augmenter son capital politique, sans égard à l’efficacité et aux effets projetés de cette loi.
Est-ce vrai que, comme l’avancent certaines de nos sources, le blocage vient du fait que des amendements touchant aux libertés individuelles gêneraient le PJD, comme l’IVG ou la dépénalisation des relations sexuelles consenties entre adultes hors mariage ?
Sur cette question, il convient de préciser que le projet soumis au Parlement par l’ancien gouvernement n’a pas traité les articles relatifs auxdits sujets tabous.
Paradoxalement, au terme du dialogue national relatif à la réforme du système judiciaire, on croyait que tous les sujets de divergences avaient été mis à plat et que la réforme du système judiciaire allait être facilitée. Était-ce un dialogue pour rien ?
Le dialogue national sur la réforme du système judiciaire a été une occasion appropriée pour évaluer les conditions de Justice dans notre pays, afin d’explorer leurs horizons et élaborer des recommandations, des programmes et des objectifs pour réformer ce système.
Cependant, ce qu’il faut faire maintenant, c’est évaluer le dialogue national sur la réforme du système judiciaire, car la réforme ne doit pas s’arrêter aux limites et aux résultats de ce dialogue, mais d’autres initiatives devraient être lancées.
La réforme que vous portez aujourd’hui passe par l’adoption et ensuite l’application de nouvelles lois concernant le code pénal, la procédure pénale, l’organisation judiciaire, l’inspection judiciaire, le code des dépenses judiciaires… Pensez-vous pouvoir réussir ces changements en moins de deux ans, sachant que 2021 sera une année électorale ?
En ce qui concerne le temps de la réforme, celle-ci n’est pas liée à un agenda électoral, mais elle est plutôt fondée sur l’intérêt public et le service de la Justice, principalement, sur des bases solides et un départ correct et continu dans les mandats ultérieurs du Gouvernement tant qu’elle est basée sur le consensus,
la logique et les constantes du Royaume, et qu’elle évite les comptes partisans et les petits calculs électoralistes.
La grande réforme de l’arsenal juridique marocain et les réformes qui lui sont liées nécessitent aussi des ressources humaines et matérielles. Avez-vous les moyens de vos réformes ?
Le ministère de la Justice dispose actuellement de plus de 14.500 fonctionnaires affectés dans 22 circonscriptions judiciaires. Ainsi, en raison de l’importance de l’élément humain en tant que facteur clé de succès de toute réforme, le ministère s’est engagé dans une stratégie de recrutement permettant la réalisation des objectifs des réformes juridiques et structurelles au niveau du secteur de la Justice.
Dans ce cadre, le ministère a réalisé des concours pour le recrutement des profils bien qualifiés dans plusieurs spécialités notamment en droit, informatique, gestion, statistiques, assistance sociale et bien d’autres spécialités pour accompagner la déclinaison desdites réformes.
Le Maroc n’est-il pas encore prêt pour les peines alternatives qui pourraient réduire le surpeuplement carcéral et pour la médiation pour désengorger les tribunaux ?
Le surpeuplement carcéral continue de représenter un véritable défi, et s’aggrave au fil des années. Afin de faire
face à cette problématique, le ministère de la Justice a mis en place plusieurs dispositifs, dont notamment les peines alternatives à celles privatives de liberté dans le projet de loi n° 10.16 modifiant et complétant le code pénal ; et
la médiation dans le projet de loi n° 95.17 relatif à l’arbitrage et la médiation conventionnelle. Ces deux projets de loi ont été élaborés par le ministère de la Justice dans le cadre d’une approche participative, et sont actuellement en cours de la procédure législative.
Le taux de la récidive judiciaire au Maroc est alarmant. Y a-t-il une coordination entre votre ministère et les autres départements pour trouver des solutions à ce problème ?
La récidive est l’un des principaux problèmes criminels qui ont toujours préoccupé les systèmes criminels
de tous les pays et les ont incités à trouver des réponses et des approches efficaces pour le réduire. Le Maroc, comme d’autres pays, souffre du phénomène de récidive et de la difficulté de la politique pénale sous ses formes punitives et préventives à trouver des solutions et des approches efficaces pour un traitement optimal de ce problème. En faisant le diagnostique de l’état de récidive au Maroc, il est possible de faire un constat de base ayant un caractère académique et théorique loin d’être exact et précis en l’absence de données statistiques précises sur le taux de récidive de la criminalité, que ce soit en général ou en particulier, selon le sexe de l’auteur, son âge et les types des infractions commises et les sanctions qui y sont appliquées, car la politique punitive manque de données scientifiques constantes sur le sujet, y compris les données disponibles au secteur de tutelle des établissements pénitentiaires pour les détenus et même au sein des tribunaux. Par conséquent, il est difficile de parler d’un pourcentage spécifique de l’état de récidive au Maroc.
Afin de trouver une solution au problème du contrôle du taux de récidive, l’espoir demeure basé sur le projet de centralisation du casier judiciaire sur lequel le ministère de la Justice a entamé son travail en créant un centre de casier judiciaire national informatisé qui permettra de fournir les statistiques criminelles requises, y compris des statistiques sur la récidive, avec les détails et la précision nécessaires, les condamnés en cas d’arrestation, en cas de libération, ou selon le sexe de la personne, homme ou femme, ou selon l’âge d’un adulte ou d’un mineur, ou selon sa nature juridique, une personne physique ou morale, ou selon le type de délit ou de peine. L’Observatoire national de la criminalité, que le ministère de la Justice a l’intention de créer prochainement, mènera également des recherches scientifiques et des études sur la criminalité et la répression, et étudiera le phénomène du retour à la criminalité à la lumière des données et statistiques qu’il collectera en coopération et en coordination avec le reste des organes judiciaires, de sécurité et administratifs, et proposera des solutions pour y remédier.
Les tribunaux numériques seraient- ils un rêve lointain au Maroc ?
Dans l’optique d’atteindre le tribunal numérique, et dans une vision globale de transformation numérique du secteur de la Justice, le ministère de la Justice a consenti des efforts considérables et mène un projet ambitieux qui vise à moderniser l’administration judiciaire et à améliorer les services fournis aux justiciables et professionnels de la Justice. Ce projet consiste en l’utilisation des nouvelles technologies comme axe principal dans l’informatisation des procédures au sein des juridictions et la mise en place des services en ligne et autres platesformes d’échanges avec les différents partenaires de la justice. Les procédures en matières civile et pénale sont totalement informatisées et les affaires au sein des juridictions sont actuellement gérées par le biais d’un système d’information SAJ « Système d’Administration des Juridictions » qui permet de prendre en charge les affaires et les dossiers depuis leur création jusqu’à l’exécution des jugements. La gestion de la perception de la taxe judiciaire et autres frais de justice est également informatisée au niveau des caisses des tribunaux du royaume, et cela a permis de supprimer carrément les registres des quittances papiers et passer à une gestion informatisée des opérations comptables au niveau des caisses.
Le registre de commerce fait partie également de ce chantier d’informatisation des procédures, où un système interne permet de gérer l’ensemble des opérations d’inscription ou de modification, et de générer automatiquement tous les modèles du registre de commerce, avec la possibilité de commander ces modèles en ligne, authentiques et signés électroniquement. Les états de synthèse peuvent également désormais être déposés en ligne sans avoir à se déplacer aux tribunaux. Le ministère de la Justice étant une partie intégrante du processus de création d’entreprise, adhère au projet national de création d’entreprise en ligne qui vise à centraliser toutes les opérations relatives aux entreprises à travers une plateforme électronique.
Pour ce qui est de la saisine de la Justice par voie électronique, une plateforme d’échange entre les juridictions et les avocats a été mise en place, et permet de déposer des requêtes de manière dématérialisée auprès du tribunal.
D’autres expériences concernant l’utilisation de la technologie de la visio-conférence pour l’audience des détenus depuis les prisons, ont été initiées au niveau de la cour d’appel de Casablanca et du TPI de Fès, en vue de la généraliser pour les autres juridictions.
Toutes ces informations traitées au niveau des systèmes d’information des juridictions, sont mises à disposition du citoyen, lequel peut désormais suivre le sort de ses dossiers en ligne, à travers un site web ou une application mobile
En parlant de numérique, les juges sont suffisamment formés pour traiter les affaires liées à Internet qui explosent au Maroc comme ailleurs ?
Effectivement, la transformation numérique de la Justice permet de vulgariser l’accès à l’information judiciaire, et de rendre les informations relatives aux dossiers, plaintes et autres procès-verbaux disponibles et accessibles sur internet et sans intermédiaires. L’utilisation des nouvelles technologies permet également une meilleure traçabilité des opérations, ce qui réduit énormément les possibilités de modifications malintentionnées ou falsification.
Êtes-vous pour l’idée de l’instauration d’un impôt sur la cassation pour réduire le nombre de dossiers soumis à la Cour de cassation ?
Afin de réduire le nombre des dossiers soumis à la Cour de Cassation, il est suggéré d’élargir le cercle des exceptions des jugements définitifs qui acceptent le recours en cassation (article 353 du Code de Procédure Civile) ; d’exiger une procuration spéciale par l’avocat en cas de recours en cassation (article 355 du Code de Procédure Civile) ; d’augmenter les taxes judiciaires concernant les recours en matière civile ; ainsi que d’augmenter le montant de l’impôt relatif au recours en cassation en matière pénale
Le Maroc a encore dégringolé selon l’Indice de perception de la corruption (IPC) 2019 de Transparency. La justice est touchée par ce phénomène et le problème des « semsars » défraient toujours la chronique. Que prévoyez- vous contre ce fléau ?
Le ministère de la Justice considère que la lutte contre ce fléau et contre la corruption en général passe par trois leviers d’action. Premièrement, la moralisation de la vie professionnelle, à travers des actions de sensibilisation et de formation. Deuxièmement, la limitation de la fréquentation des justiciables usagers en général aux locaux des juridictions à travers la généralisation des bureaux de front-office. Troisièmement, la limitation de l’intervention de l’élément humain dans la réalisation des procédures et l’octroi des services aux usagers à travers la dématérialisation des procédures et l’échange électronique des données.
Il est à noter que le ministère s’est engagé dans la déclinaison de la stratégie nationale de lutte contre la corruption qui prévoit plusieurs actions d’envergure pour la lutte contre ce phénomène. Le ministère s’est également engagé dans le programme de coopération avec l’UE pour la lutte contre la corruption HAKAMA.
Que pensez-vous de la déclaration du patrimoine et comment peut-on opérer un contrôle efficace de l’enrichissement illégal dans le pays ?
Un projet de loi sur la déclaration de propriété a été élaboré au ministère de la réforme de l’administration et de la fonction publique pour encadrer cette question sous tous ses aspects, en ce qui concerne les personnes qui sont dans l’obligation de déclarer, ainsi que les modalités du dépôt de la déclaration et les types de sanctions résultant de la violation de cette règle du droit J’espère que ce projet verra le jour prochainement pour renforcer les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre la corruption financière.
Y a-t-il aujourd’hui une coordination institutionnalisée entre le ministère de la Justice et le président du parquet général ?
La promulgation de la loi n° 33. 17 relative au transfert des pouvoirs de l’autorité gouvernementale chargée de la justice au Procureur Général du Roi près la Cour de cassation en sa qualité de Chef du Ministère Public, a été un moment crucial dans l’histoire de la justice pénale dans notre pays. En vertu de cette loi, les attributions et les pouvoirs accordés au Ministère de la Justice ont été transférés au Chef du Ministère Public.
Dès ma nomination à la tête du département de la justice, j’ai abordé ce sujet avec les hauts responsables judiciaires pour réactiver l’Instance conjointe entre le Conseil Supérieur de l’Autorité Judiciaire et le Ministère chargé de la Justice concernant la coordination dans le domaine de l’administration judiciaire et nous avons pu tenir des réunions de coordination très fructueuses pour traiter certains dossiers législatifs, réglementaires et administratifs. Actuellement, la coordination avec
la Présidence du Ministère Public se déroule quotidiennement via tous les canaux de communication sur diverses questions et domaines d’intérêt commun et dans le plein respect de son indépendance.
Pour les principaux partenaires du Maroc (UE et USA), la sécurité judiciaire des investissements passe par l’harmonisation de certaines dispositions judiciaires marocaines avec les leurs, notamment dans le domaine du commerce. Les réformes envisagées iraient-elles dans ce sens ?
Effectivement, l’effort du Maroc ces dernières années pour renforcer sa compétitivité économique et améliorer le climat des affaires a abouti à développer son système juridique dans le domaine du commerce et à le rendre compatible avec les meilleures pratiques adoptées au niveau international.
De ce point de vue, le gouvernement marocain s’est efforcé de modifier un ensemble de textes juridiques liés au domaine économique, dont la révision réduirait l’écart entre la législation nationale et la législation de ces pays et assurerait la sécurité juridique et judiciaire.
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via Abdo El Rhazi Le ministre de la Justice Mohamed Ben Abdelkader : « Non au populisme pénal »
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