‘Président du jury Cinécoles de la dernière édition du festival de Marrakech, le réalisateur belge sensible à la subjectivité de toute oeuvre, nous livre son point de vue sur le cinéma. ‘
Venu présenter à Marrakech son avant dernier film « Les chevaliers blancs » et pour lequel il a été primé lors de la 63e édition du festival de cinéma de Saint-Sébastien (pays basque espagnol), Joachim Lafosse revient sur les dangers de la dictature de l’émotion, une des raisons qui l’ont motivé pour tourner ce film, inspiré de l’histoire de l’Arche de Zoé » du nom de l’ONG qui a tenté d’exfiltrer illégalement une centaine d’enfants du Tchad en 2007. Le cinéaste belge pour qui chaque film « doit faire réfléchir d’une manière différente » estime qu’au-delà de la subjectivité du réalisateur, l’oeuvre doit offrir au public la possibilité d’avoir son propre regard.
L’observateur du Maroc et d’Afrique. Quelle est votre démarche pour diriger vos acteurs ?
Joachim Lafosse : Il y a autant d’acteurs et de manière de diriger les acteurs qu’il y a d’acteurs. C’est un peu comme dans la vie, si vous attendez pour vivre une histoire d’amour, si vous espérez que la femme de votre vie ressemble à telle ou telle personne, vous ne la rencontrerez jamais. Avec les acteurs, il faut juste être curieux, les écouter. Qu’ils soient professionnels ou non, ils ont la même énergie.
Vous accordez beaucoup d’importance à la notion d’Hors champ, pourquoi ?
L’Hors champ permet de dire les choses sans les montrer. Etre cinéaste, c’est plus se demander ce qu’on ne va pas montrer que ce qu’on va montrer (la pornographie,…). La téléréalité aujourd’hui nous fait croire qu’elle nous montre tout, si je prends la question de la violence par exemple, je ne crois pas qu’un cinéaste puisse parler de la violence en la mettant en scène, il faut plutôt faire penser sur la violence. Quand vous filmez la vie d’une femme en état de détresse totale et qui va tuer ses 5 enfants, est ce que c’est intéressant de filmer le meurtre des enfants ? NON. Par contre, de le suggérer par le hors champ, en faisant penser à cette violence, en montrant autre chose, ça me paraît plus important.
Le thème des « Chevaliers blancs » vous tenait à coeur ?
L’affaire de l’Arche de Zoé m’a donné envie de faire ce film parce qu’elle porte la possibilité de mettre en scène l’enfer porté par de bonnes intentions. Au nom du bien et de l’amour, un groupe de français contre des lois internationales, sans penser la question des limites, se met à mentir à des Africains, au nom du bien des orphelins, et finalement, on se rend compte que tout cela mène à un grand fiasco, et je trouve ça intéressant, parce que c’est des logiques simplistes dont il faut se méfier. La dictature de l’émotion ne peut pas l’emporter, on doit garder la raison, la lucidité et le sens critique.
Vous êtres président du jury Cinécoles, quels sont les critères sur lesquels vous vous basez pour juger un court métrage ?
Ce que j’attends d’un film quel qu’il soit, c’est qu’il me fasse sentir qu’il y a un peu de moi. Ce qui est magnifique avec le cinéma, c’est qu’il nous permet de parler de nous sans dire que c’est nous, et idem pour le téléspectateur. Et c’est à ça que sert l’art, il nous permet de dire les choses qu’on ne peut pas toujours dire quand on est face au réel c’est pour cela qu’on s’attaque souvent aux oeuvres et que certains pays empêchent certains artistes de travailler.
Qu’avez-vous appris de vos 1ers courts métrages ?
J’ai tout appris de mon 1er court métrage (Tribu, 2001), toutes les questions étaient là, formulées, après, on a une carrière pour y répondre ou pas. C’était un film de fin d’études, mais à l’école, on a encore le droit de se planter. Après, j’ai fait 2 films qui sont sortis en salle en Belgique, en Suisse et en France, avec des petits budgets, je ne voulais pas attendre qu’on me donne l’argent pour faire un film, on me répétait toujours que je n’avais pas assez d’expérience, alors c’est le serpent qui se mort la queue !
La censure, vous en pensez quoi ?
C’est très important d’en parler parce que c’est déjà une manière de la contrer. Si on prend l’exemple de N. Ayouch, ce que je trouve énervant, c’est qu’on pense qu’il veut choquer, mais il a gagné, son film existe, on en parle. J’ai failli vivre la censure en Belgique avec « à perdre la raison », la ministre de la culture avait déclaré qu’il était très tôt pour tourner le film, que les protagonistes dont je m’inspirais n’étaient pas encore prêts à le voir, alors à partir de quand on peut estimer que quelqu’un a fait le deuil ou pas ? Pour moi, une fiction avec des acteurs, ce n’est jamais la réalité, c’est toujours une élaboration, une invention ; c’est pour cela que juridiquement parlant, j’étais protégé, on a eu un procès qu’on a gagné haut la main.
Pour vous, le cinéma, c’est quoi ?
C’est une manière de refuser la vérité. Parce que dans le cinéma, tout est mensonge et en même temps, tout veut dire quelque chose. Ce n’est jamais la vérité, ça dévoile peut être des vérités, mais jamais une vérité, tout en mentant. J’aime la subjectivité du cinéma, la possibilité d’offrir au public son regard et de faire savoir au public qu’il peut en avoir un lui aussi. Et plus personnellement, c’est une manière de parler de moi sans dire que c’est moi !
Vous rêvez toujours quand vous écrivez ?
Beaucoup moins aujourd’hui car si vous imaginez les choses, vous ne les rencontrerez jamais. L’imagination ne prendra jamais forme. Faire un film, c’est tout le temps être déçu, alors plutôt que d’être déçu, il vaut mieux être curieux. Sur le plateau de tournage, je filme comme si j’étais sur un documentaire, curieux de tout ce qui arrive, prêt à tout attraper.
Vous avez une idée de votre public ?
J’essaie de ne pas céder sur la complexité des questions que j’ai envie de traiter et j’essaie de rendre ces questions complexes, le plus accessibles possibles, et au plus grand nombre. D’ailleurs, je n’aime pas le cinéma populaire parce que le peuple est une notion qui me dérange ; dans les mouvements populistes, le film fait voir à tout le monde la même chose, alors que ce qui m’intéresse, c’est qu’un film fasse réfléchir d’une manière différente, que chaque spectateur ait sa propre subjectivité.
Un film qui ne marche pas, ça vous touche ?
Toujours sauf si c’est mérité. Si c’est un bon film, c’est plus embêtant. Cela dit, j’ai toujours de l’affection pour mes films, c’est un peu comme une mère et ses enfants ✱
via Abdo El Rhazi Joachim Lafosse « Le cinéma, c’est une manière de refuser la vérité »
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